ACTES


Ce siècle a deux ans: A propos du bicentenaire de Victor Hugo

Sérgio Paulo Rouanet

Toutefois, cette impression est fausse. Hugo n’avait rien d’un formaliste. Ce poète immortel était aussi un penseur, mais la question est de savoir si sa pensée est toujours valide. Même ceux qui admirent le style de Hugo ont quelques doutes sur l’actualité de ses idées. Dans le fond, le critique est en désaccord avec ces idées, et au lieu de les rejeter purement et simplement, il les déclare obsolètes. C’est ce qui arrive avec les grandes méditations poétiques de Hugo, sur le progrès de l’humanité, sur la lente ascension de l’homme vers la vérité. Au lieu de dire ouvertement qu’il ne croit pas en la valeur morale du progrès, le critique préfère dire que ces idées dérivent d’une idéologie scientifique du 19è siècle, aujourd’hui irrémédiablement dépassée. Mais dépassée selon quels paramètres? A la lumière des réalités contemporaines, répondrait le critique, réalités qui diffèrent en tout de celles qui caractérisent le 19è siècle.

Mais la thèse d’une discontinuité radicale entre les deux époques doit être démontrée. Et il n’est de meilleure occasion pour cela qu’une éphéméride comme la nôtre, qui précisément joint les deux extrêmités d’un arc temporel, qui s’étend du présent de la commémoration à la commémoration du passé.

Nous savons quel est ce passé, dans le cas du Bicentenaire: c’est 1802. Quelles étaient les forces historiques en action cette année-là? Comment se réflétaient-elles sur la personnalité de Hugo? Nous disposons, pour répondre à ces questions, d’un document exceptionnel, le premier poème de Feuilles d’automne, qui fait allusion, justement, à 1802: "Ce siècle avait deux ans". C’est l’un des poèmes les plus douloureusement subjectifs de Hugo, et en même temps, celui où transparaît plus clairement l’interpénétration du destin individuel et de l’histoire externe.

Dans sa dimension subjective, 1802 fut l’année de la naissance du poète. Cette année-là, naissait à Besançon le fils du Général Hugo, un enfant maladif, avec peu de chances de survie, sauvé de la mort grâce au dévouement maternel, ce par quoi il fut "deux fois l’enfant de sa mère". Cet enfant avait grandi, avait beaucoup souffert, beaucoup médité, écrivait des romans ironiques et mettait en scène des personnages divers, car tout dans le monde faisait briller et vibrer son âme de cristal, ouverte à toutes les voix, "écho sonore" au centre de toutes les choses.

Mais 1802 fut aussi l’année où le destin du monde était déterminé par de colossales forces historiques. Quelles étaient ces forces? Quand ce siècle avait deux ans, écrit Hugo, "Rome remplaçait Sparte, / Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte, / Et du premier consul déjà, par maint endroit, / Le front de l’empereur brisait le masque étroit " – Par ces vers, Hugo identifie deux de ces forces: l’austérité jacobine de Sparte et la gloire militaire de Rome, ou bien, en langage moins métaphorique, la République et l’Empire. A la fin du poème, apparaît une troisième force: la Vendée, soit la tradition, le sol natal, qui, au nom de l’ancien régime s’oppose aux deux versants de la modernité politique, le républicain et l’impérial. Ces trois forces historiques se reflètent dans les choix de Hugo adulte. De façon très freudienne, il nous dit que ses positions politiques furent modelées par deux influences familiales; l’influence paternelle, représentant l’Empire, l’influence maternelle, représentant la tradition, et qu’il a évolué, par un choix conscient, indépendemment des modèles familiaux, dans le sens de la constellation historique restante, à savoir, la liberté républicaine. Tout cela est contenu dans les six derniers vers: "Après avoir chanté, j’écoute et je contemple, / A l’empereur tombé dressant dans l’ombre un temple, / Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses fleurs, / Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs; / Fidèle enfin au sang qu’ont versé dans mes veines / Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne!".

En somme, en évoquant 1802, Hugo se reconnaît comme le fruit d’influences familiales, engendrées toutefois par des forces historiques précises, et il nomme clairement ces forces: l’Empire, la Tradition et la République.

Aujourd’hui, c’est le 21è siècle qui a deux ans: "ce siècle a deux ans". Supposons qu’en ce moment naisse un nouveau Victor Hugo; comment ce dernier, ayant atteint l’âge adulte, décrirait-il cette année 2002? J’ai l’étrange impression, qu’en dépit des changements survenus ces derniers deux cents ans, il retrouverait, à notre époque, les trois forces que son poème avait identifiées en 1802: l’Empire, la Tradition et la République. En 1802, l’Empire, c’était Napoléon, aujourd’hui, c’est Bush; la Tradition, c’était La Rochejaquelin, général de la Vendée féodale, aujourd’hui c’est Le Pen, lider du Front National; la République, c’était Mirabeau ou Robespierre, aujourd’hui, ce serait les partisans d’une démocratie mondiale.

S’il en est ainsi, nous pouvons trouver chez Victor Hugo tous les éléments pour une réflexion contemporaine.

Premièrement, avec la fin de la guerre froide, le monde vit sous le joug d’une nouvelle réalité impériale. Pour quelques-uns, cet empire est impersonnel, inévitable comme une force de la nature, et a nom "globalisation". Pour d’autres, cet empire a un visage et un drapeau: c’est l’empire américain. Il est possible que Hugo, accoutumé aux empires qui n’avaient rien d’abstrait, eût trouvé plus plausible cette seconde version, et c’est sur elle que nous nous attarderons. Sans doute existe-t-il des différences de style et de QI entre l’Empereur des français et le Président des Etats-Unis, mais dans les deux cas l’arrogance de César est la même. Comme Napoléon, Bush veut imposer sa loi au monde par une autorité usurpée: ce fut Bonaparte lui-ême qui se couronna, et c’est Bush lui-même qui se remit l’étoile de Chérif. Dans les deux cas, l’ "unilatéralisme" est la règle, et dans les deux cas le pouvoir militaire est l’argument suprême.

Nous savons qu’à une certaine période de sa vie, Hugo voua un culte irrationnel à Napoléon, qui se voit dans des odes telles que "A la colonne de la Place Vendôme" (1827) ou "A la colonne" (1830). Mais nous savons aussi que depuis le discours de réception à l’Académie française, en 1841, Hugo modérait son enthousiasme pour la gloire napoléonienne, condamnant la politique de guerre permanente de Napoléon. "Mais lorsque la guerre tend à dominer, lorsqu’elle devient l’état normal d’une nation, lorsqu’elle passe à l’état chronique, pour ainsi dire, quand il y a, par exemple, treize grandes guerres en quatorze ans, alors, Messieurs, quelque magnifiques que soient les résultats ultérieurs, il vient un moment où l’humanité souffre (...) le sabre devient le seul outil de la société; la force se forge un droit à elle."

 

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