ACTES


Ce siècle a deux ans: A propos du bicentenaire de Victor Hugo

Sérgio Paulo Rouanet

Cette influence de Hugo diffuse dans la littérature brésilienne fut analysée avec grande rigueur par Machado de Assis, qui montra l’influence de Victor Hugo chez des auteurs aussi différents que Valentim Magalhães, Teófilo Dias et Afonso Celso Júnior. Mais pour Machado, il manque à ces auteurs quelque chose qui n’avait pas manqué aux jeunes romantiques qui, au début du siècle, s’étaient groupés autour de Hugo, à savoir, une doctrine unificatrice, comme celle que donna Hugo avec la préface de Cromwell. Disons, au passage, que le propre Machado subit en tant que poète l’influence qu’il avait signalée en tant que critique. Pour Eugênio Gomes, les Ocidentais de Machado, sont la contrepartie des Orientales de Hugo, et un poème comme "Círculo vicioso" s’inspire directement d’ "Abîme", de Hugo.

Mais la relation entre le Brésil et Hugo ne fut pas à sens unique. Comme beaucoup d’européens, Hugo éprouvait un certain émerveillement pour le Brésil, pays exotique, au paysage exubérant, et qui était en train de créer une civilisation nouvelle. On dit qu’il avait pensé s’exiler au Brésil, avant de se fixer à Jersey. Quand son ami Charles Ribeyrolles mourut au Brésil, quelques journalistes brésiliens demandèrent à Hugo d’envoyer une épitaphe, ce qu’il fit aussitôt.L’épitaphe fut gravée sur la pierre tombale de Ribeyrolles, au cimetière de Maruí, à Nitéroi. En 1871,dans un article pour un journal de Bruxelles, Hugo célébra la Loi du Ventre libre.

Quelle est la situation de Hugo au Brésil, aujourd’hui ? Il s’est éteint peu à peu parmi nous, tel un astre qui s’éteint après avoir brillé plus qu’il ne convenait. C’est un fait évident, il n’y a plus au Brésil d’enfants baptisés du nom de Victor Hugo, comme cela eut lieu durant cent ans.

Le processus de "déshugolinisation" de la culture brésilienne fut progressive. En 1902, il y eut encore beaucoup de manifestations en hommage au poète, comme de nombreux articles et poèmes, et même une composition musicale, une chanson du maître Francisco Braga, avec paroles tirées des Voix intérieures. Le premier centenaire de sa mort, en 1985, passa pratiquement inaperçu. Pour ce bicentenaire de sa naissance, est réalisé, ici à Belo Horizonte, à l’UFMG, le Symposium International "Victor Hugo, génie sans frontières". Hormis cela, on parle beaucoup du montage brésilien de la comédie musicale Les Misérables; les suppléments littéraires publient des articles dispersés, quelques-uns d’un excellent niveau, comme ceux qui sortirent dans le supplément Ideias, du Jornal do Brasil, et le supposé amour brésilien de Victor Hugo, la mystérieuse Rosita Rosa, réapparaît sous la forme d’un samba-bossa enregistré par Frédéric Pagès, intitulé Elle vient de ce Brésil. Mais il faut avouer que le Victor Hugo qui fréquente le plus les moniteurs des internautes brésiliens semble être Victor Hugo Aristizábal, notable marqueur de buts du foot-ball hispano-américain.

De la même manière que la glorification de Hugo parmi nous, reflétait sa glorification universelle, son éclipse dans le Brésil d’aujourd’hui est un écho de son éclipse dans le monde.

Ce déclin est visible dans l’interminable série de piques et de moqueries décochées au poète, quelques-unes du vivant même de Hugo. Il fut traité de "crétin sublime", allusion à la célèbre expression que Chateaubriand avait employée pour décrire le jeune génie – "cet enfant sublime". Disons, en passant, que Chateaubirand renia, par la suite, la parternité de ces mots : "Je n’ai jamais dit cette bêtise-là". Louis Veuillot, le catholique ultra-légitimiste, traita Hugo de "Jocrisse à Patmos". Jocrisse était un personnage de théâtre, ridicule, facilement influençable, et Patmos, bien entendu, est l’île où St. Jean aurait écrit l’Apocalypse. C’était là, une façon de critiquer le mysticisme prophétique des derniers poèmes du Hugo. Pour Beaudelaire, Hugo était un grand homme en qui Dieu, par une insondable mystification, réunit le génie et la bêtise. Dans le même esprit, André Breton dit que Hugo "était surréaliste, quand il n’était pas bête". Jean Cocteau définit Hugo comme un fou qui croyait être Victor Hugo. Reste la plus dévastatrice de ces pointes, la très célèbre phrase par laquelle Gide répondit à qui lui demandait quel était le plus grand poète français ? "Victor Hugo,hélas!".

Qu’y a-t-il derrière cette hostilité ? Ce déclin est dû, en partie, à l’excès même d’adulation que Hugo reçut durant sa vie. Nul n’assiste impunément à sa propre apothéose. Tôt ou tard, les "déifiés" sont victimes de la vengeance de ceux qui n’ont pas accédé à l’Olympe. De plus, la stature de Hugo était tellement hors du commun, qu’il fallait qu’il soit mis de côté par les générations suivantes pour qu’elles puissent se faire une place au soleil. On a déjà vu que le problème capital de la littérature, après Hugo, était de faire quelque chose de différent de ce qu’avait fait Hugo. Il y avait deux façons de se délivrer de Hugo, et ces deux façons furent adoptées. La première fut la momification. Quelques grands hommes sortent de la vie pour entrer dans l’histoire. Victor Hugo sortit de la vie pour entrer dans les programmes scolaires. Le grand démolisseur des classiques fut transformé en un classique. En conséquence, des générations de lycéens en vinrent à le haïr. La bataille d’Hernani, qui en 1830 avait provoqué des duels, en vint à provoquer des bâillements, car il était devenu aussi désuet que la bataille de Poitiers. La seconde réaction fut de le critiquer ouvertement. On alléguait que sa réthorique comme son idéologie, avaient vieilli. Fait curieux, ceux qui se révoltent aujourd’hui contre le style exubérant de Hugo, reprennent, "mutatis mutandis", les arguments des classiques de 1830, contre les excès des romantiques. Pour les classiques, Hugo méprisait, par sa démesure, la sobriété, la bienséance, le bon goût, qui, depuis Racine, caractérisaient le théâtre français; de la même manière, par son scandaleux mélange de sublime et de grotesque, son audace à ignorer la règle des trois unités, l’inventeur du drame romantique violait les principes de l’esthétique française, telle que l’avait codifiée Boileau pour tous les temps. En condamnant l’excès de feux d’artifice verbaux, son emphase, ses hyperboles, ses antithèses vertigineuses, ses personnifications fulgurantes, les critiques d’aujourd’hui ne se rendent pas compte qu’ils ont le même comportement philistin des bourgeois qui, à l’époque de la bataille d’Hernani, s’offusquaient du gilet rouge de Théophile Gautier. Hugo dit que le romantisme était le libéralisme en littérature. Le langage de Hugo fut plus que cela; il fut la révolution française en littérature. Comme il l’écrivait dans Réponse à un acte d’accusation, la langue qu’il trouva en débutant dans la vie littéraire était comme l’ancien régime, où le peuple et la noblesse vivaient séparés en castes. Il y avait le parler noble et le parter familier qu’aucun homme de lettres sérieux n’osait employer. Il y avait des mots ducs et des mots plébéiens. Sur les bataillons d’Alexandrins, Hugo fit souffler un vent révolutionnaire, et posa un bonnet rouge sur le vieux dictionnaire. Les tropes cachés sous le jupons de l’Académie, tremblaient.Hugo déclara les mots libres et égaux. Alors, l’ode, embrassant Rabelais, prit une "cuite", pendant que les neuf muses, aux seins nus, dansaient la Carmagnole. Oui, il fut ce Danton, il fut ce Robespierre. Il battit des mains, il but le sang des phrases, il prit et abattit la Bastille des rimes, il cassa le joug de fer qui emprisonnait la parole-peuple, il fit du pronom personnel un jacobin, du participe une hyène et du verbe, l’hydre de l’anarchie. Grâce à lui, la langue fut libérée. Il est difficile d’accuser d’excès d’académisme un tel poète. Bien sûr, le romantisme devait être dépassé, mais sans perdre de vue, à aucun moment, que c’est de la subversion romantique qu’est née l’impulsion de la subversion moderniste, et que, sans la libération du langage faite par Hugo, nous n’aurions pu nous rebeller contre le propre Hugo. Tout cela fut reconnu par nombre de ceux qui critiquèrent Hugo. Comme le rappela Fernando Mendes Viana, les grands précurseurs de la poésie moderne seraient impensables sans Hugo. Baudelaire doit à Hugo l’esthétique du grotesque, du répulsif, sans lesquels il n’aurait pu écrire "La Charogne"; Rimbaud vit en Hugo "le plus grand des voyants", et Mallarmé déclara Hugo "le vers personnifié". Ce jeune "sans-culotte" du vers fut aussi pair de France et Académicien, mais sans lui, les avant-gardes du vingtième siècle n’auraient pu poursuivre l’oeuvre de destruction créatrice commencée par le romantisme. Dépassée, la forme de Hugo? Au contraire, c’est surtout par la forme que Hugo est impérissable. Artifice absolu, il transforme en alexandrins parfaits toutes les énigmes de l’univers, tous les objets inanimés, toutes les abstractions de l’esprit humain. Son aisance à écrire est si prodigieuse, qu’il semble inverser la relation entre pensée et langage; comme le nota Paul Valéry, on a l’impression que pour lui le langage cesse d’être un moyen de l’expression de la pensée, et que la pensée se transforme en un moyen au service du langage poétique.

 

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