ACTES


L'actualisation de l'intrigue à travers trois adaptations de
Notre-Dame de Paris

Danièle Gasiglia-Laster


Ils ne croient pas au Ciel et à l'Enfer et n'appartiennent à aucune religion. La notion de race leur est inconnue : c'est leur situation précaire qui les rapproche et non pas une même couleur de peau. Ils n'ont pas non plus de nation et n'arborent aucun drapeau. L'envers de cette société solidaire et sans conflits religieux ou nationaux, c'est que ces frères de misère sont aussi des voleurs, des truands, des assassins. On peut trouver sur ce point, le propos ambigu mais il l'était aussi chez Dieterle où les truands étaient violents, cruels et en même temps généreux, offrant refuge aux gitans. D'une certaine manière il l'est aussi chez Hugo: j' y reviendrai.

A ces immigrés et à ces " sans-papiers " est opposé Claude Frollo qui retrouve cette fois sa fonction et son habit de prêtre. Frollo incarne non seulement le pouvoir clérical mais tout pouvoir. Le capitaine Phoebus est à ses ordres, mais à l'inverse de celui de Disney, il accomplit sans états d'âme les sales besognes demandées par son supérieur. Sur ordre de celui-ci les " sans-papiers " sont matraqués et réprimés sans pitié. En précipitant l'archidiacre du haut des murailles de Notre-Dame, Quasimodo qui, dans le spectacle musical, finit par s'unir à Clopin et aux sans-papiers tue le représentant du pouvoir et de l'église. Sa fin est conforme à celle du roman : il chante son amour sur le cadavre d'Esmeralda morte et annonce : " Quand les années auront passé / On trouvera sous terre / Nos deux squelettes enlacés… "

Les trois adaptations, aussi différentes soient-elles, ont donc en commun d'utiliser le texte de Hugo pour combattre le racisme, l'intolérance, la xénophobie. Ce combat est aussi présent, bien sûr, dans le roman. Mais le même but n'est pas toujours obtenu par les mêmes moyens… Revenons à l'adoption de Quasimodo… Dans le roman, l'enfant monstrueux qui a été déposé dans l'église de Notre-Dame est observé par des individus de classes sociales diverses, qui ont en commun de cumuler ignorance et sottise. Une bigote s'écrie : " J'imagine que c'est une bête, un animal, le produit d'un juif avec une truie ; quelque chose enfin qui n'est pas chrétien et qu'il faut jeter à l'eau et au feu. " ; et ces propos sont suivis de bien d'autres, tout aussi bornés et imbéciles. Notables et bigotes s'apprêtent à faire brûler Quasimodo sur un " beau fagot flambant " quand un jeune prêtre arrive et sauve l'enfant : " -J'adopte cet enfant, dit le prêtre. "

Scandalisée, une femme commente : " -Je vous avais bien dit, ma sœur, que ce jeune clerc monsieur Claude Frollo est un sorcier. " (4)

Frollo est en effet un personnage beaucoup plus complexe que ne le donnent à voir les deux films dont nous avons parlé et même le spectacle musical qui est pourtant le plus fidèle au roman. Pourquoi ces modifications ? Parce que pour les adaptateurs, la personnalité de Claude Frollo est trop compliquée : à leur décharge, il est évident qu'on ne peut montrer, dans un film d'une heure et demie ou deux heures, et même dans un spectacle musical de trois heures, toutes les nuances d'un caractère, toutes ses contradictions, ses ambiguïtés. Mais surtout, on a l'impression que les scénaristes, qui s'adressent à un large public qu'il faut convaincre, ne trouvent pas le personnage assez manichéen pour leur démonstration. Dans les trois adaptations signalées, Frollo est vêtu de noir et s'oppose aux personnages lumineux. La générosité de Frollo ne s'arrête pourtant pas, dans le roman, au sauvetage de Quasimodo: il élève avec amour et abnégation son jeune frère, et ce savant daigne se faire le maître bénévole de Gringoire, enfant des rues. Même son désir fou pour Esmeralda, qui en fait un monstre, a des côtés sublimes. Mais on préfère réduire le personnage à des stéréotypes : dans les deux films américains, Frollo n'est plus qu'une figure diabolique sans nuance. Remarquons aussi l'absence, dans les deux adaptations américaines, de toute sensualité. La description par Hugo de l'attirance irrésistible du prêtre frustré pour Esmeralda atteint parfois à un érotisme intense fortement imprégné de sadomasochisme… En 1939 les Américains n'auraient pu admettre cette sensualité, et on comprend aisément qu'elle ait fait reculer les studios Disney.

La critique de la xénophobie est conduite avec plus de subtilité dans le roman. Esmeralda est particulièrement en proie à la haine d'une vieille femme, surnommée la Sachette, qui fait tout pour la perdre parce qu'elle déteste " les Egyptiennes ". Or, la Sachette apprendra que cette jeune fille haïe n'est autre que sa propre fille, enlevée toute enfant par des bohémiens. Ceux que vous considérez comme étrangers, haïssables parce que différents de vous, peuvent vous être en réalité très proches, suggère Hugo. Ce que dit aussi le roman, c'est que l'intransigeance des religions, leurs lois restrictives et souvent absurdes, peuvent produire des monstres. Si Frollo n'est plus prêtre, cette dimension de l'œuvre -pourtant si actuelle- disparaît. Frollo, au départ intelligent et altruiste, devient horrible parce que le célibat imposé par l'église l'empêche de s'épanouir et que la frustration peut conduire aux pires excès. Malgré sa connaissance acquise par l'étude, il a un côté obscurantiste : pour lui, Esmeralda ne peut être qu'un démon envoyé par le diable. Les souffrances du prêtre, sa lutte intérieure, ses contradictions, le paroxysme de son désir non assouvi sont par instants bien montrés dans les textes des chansons de Plamondon -parfois très proches du roman- et par le jeu, à la création, de Daniel Lavoie qui incarnait un Frollo impitoyable par moments, brisé à d'autres moments, s'enfonçant peu à peu dans la folie.

(4) Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Livre quatrième, chapitre 1.

< Page précédente | Page suivante >