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L'actualisation
de l'intrigue à travers trois adaptations de
Notre-Dame de Paris
Danièle
Gasiglia-Laster
Pourtant, intuitivement ou sciemment, les adaptations
mettent parfois en relief certains aspects de l'uvre originale.
Le rapprochement qui est fait de Quasimodo avec Cendrillon par les scénaristes
de Disney me paraît intéressant. Le bossu de Notre-Dame est
devenu tellement mythique qu'on oublie que c'est aussi un enfant frustré
d'affection et d'amour. Frollo a eu la générosité
de l'adopter mais il se montre ensuite très dur avec lui et leurs
rapports semblent plus ceux d'un maître et de son chien -la comparaison
est d'ailleurs explicitement faite dans le roman- que d'un père
et de son enfant. Quand Frollo est torturé intérieurement
par son amour pour Esmeralda, il maltraite Quasimodo, va même jusqu'à
le frapper, le pauvre sonneur de cloches lui servant d'exutoire. Cendrillon
dort dans les cendres de la cheminée et Quasimodo est relégué
au haut des tours de Notre-Dame. Il annonce, d'une certaine manière,
la Cosette des Misérables, que l'on a souvent rapprochée,
avec justesse, du personnage de Charles Perrault. Cosette enfant est très
laide, à cause des mauvais traitements qu'elle subit. La mère
Thénardier l'appelle d'ailleurs " mamselle Crapaud "
et " petit monstre ". Leurs noms mêmes ont quelques similitudes
: Hugo traduit Quasimodo par " à peu près " (5)
et l'on pourrait traduire Cosette par " petite chose ", c'est-à-dire
" pas grand chose
". Ni l'un ni l'autre n'a connu sa mère
et celle de Quasimodo restera inconnue du lecteur lui-même. C'est
Esmeralda qui va, d'une certaine manière, se substituer à
la mère absente, au moment où elle lui donne à boire
au pilori.
Dieterle, qui réussit particulièrement cette scène,
malgré un accompagnement musical un peu envahissant, montre bien
le rapport mère-enfant qui s'instaure entre la jeune fille et le
bossu à ce moment-là : Esmeralda lève sa gourde qui
a l'aspect d'une sorte de biberon mais peut aussi figurer le sein maternel,
et le bossu, pour boire cette eau salvatrice renverse la tête comme
un bébé. Quasimodo naît en quelque sorte à
la vie grâce à ce geste de pitié qui lui fait verser
sa première larme. La maternité d'Esmeralda est d'ailleurs
inscrite dans son nom. La jeune fille est un peu pour le bossu l'équivalent
de Jean Valjean pour Cosette : l'une et l'autre arrachent ces enfants
à la bestialité dans laquelle la souffrance les avait plongés
et les rendent à l'humanité. Jean Valjean est aussi une
sorte de mère pour Cosette.
L'apologie du mélange des populations
faite par Plamondon dans son spectacle musical, et son idéalisation
de Clopin et de la Cour des miracles, semblent au premier abord l'éloigner
du roman. Le monde de la Cour des miracles décrit par Hugo est
un monde de cauchemar.
Il ne semble pas que les truands impitoyables qui la constituent aient
la moindre conscience politique ou autre. Egaré dans cette communauté,
le Gringoire de Hugo est plongé en plein enfer : " Il était
en effet dans cette redoutable Cour des Miracles (
) ; cité
de voleurs, hideuse verrue à la face de Paris ; (
) ruche
monstrueuse où rentraient le soir avec leur butin tous les frelons
de l'ordre social ; hôpital menteur où le bohémien,
le moine défroqué, l'écolier perdu, les vauriens
de toutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les religions,
juifs, chrétiens, mahométans, idolâtres, couverts
de plaies fardées, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit
en brigands ".
Plamondon, tout en utilisant cette description, en renverse certains aspects,
rendant positives des données négatives. Ses exclus sont
aussi des truands, des voleurs et des tueurs, mais le mélange des
nationalités et des religions n'est plus un défaut : ils
sont solidaires et veulent construire un monde sans frontières
et sans dogmes. Mais peut-être le librettiste est-il en cela moins
infidèle à Hugo qu'il n'y paraît au premier abord
: plus loin, le romancier évoquera à peu près dans
les mêmes termes, avec le même vocabulaire, la Babel du genre
humain, tour du progrès universel que constituent les livres imprimés,
mais en éclairant sous un jour favorable ce qui était sombre
et négatif dans la Cour des Miracles : " la fourmilière
d'éclopés " devient " fourmilière des intelligences
" ; " l'échafaudage de maçons en marche "
auquel ressemble l'être " perclus, à la fois boiteux
et manchot ", que rencontre Gringoire, perché sur un "système
compliqué de béquilles et de jambes de bois ", fait
place à un échafaudage splendide construit par l'humanité
: " Le genre humain tout entier est sur l'échafaudage. Chaque
esprit est maçon. " ; " la ruche monstrueuse où
rentraient le soir avec leur butin tous les frelons de l'ordre social
" devient une " ruche où toutes les imaginations, ces
abeilles dorées, arrivent avec leur miel. ".
Les mendiants, demandant la charité à Gringoire dans des
langues diverses auxquelles il ne comprend rien, lui font pousser ce cri
: " O tour de Babel ! ". Cette tour de Babel où les langues
se mélangent est également réhabilitée : "
là aussi il y a confusion de langues, activité incessante,
labeur infatigable, concours acharné de l'humanité entière,
refuge promis à l'intelligence contre un nouveau déluge,
contre une invasion de barbares. "
Les voilà pourtant rejetés,
ces barbares que le spectacle musical imagine triomphants, envahissant
la cité, se mêlant aux autres. Contresens, donc, de Plamondon
? Plutôt, je crois, là encore, fusion de deux moments distincts,
ou plutôt anticipation de ce que deviendra un jour cette Cour des
Miracles. La tour de Babel de l'intelligence imaginée par Hugo,
où se mêlent les intelligences de tous les peuples, se manifestant
dans toutes les langues et dans toutes les religions, a été
construite par le peuple qui a enfin accédé à la
lumière. Les mendiants de la Cour des Miracles se ruaient "
vers la lumière " mais il étaient " vautrés
dans la fange comme des limaces après la pluie ". Le romancier
suggère que l'imprimerie va rendre plus intelligent le peuple et
le faire sortir de cette fange où l'ignorance l'a vautré.
Dans le roman, ce mouvement vers la lumière est esquissé
quand ils décident de partir à l'assaut de Notre-Dame pour
sauver leur " sur ", Esmeralda, et la tirer des griffes
de Louis XI. L'horrible populace est en passe de devenir peuple. Hugo
suggère que les barbares rejoindront un jour la Babel de l'intelligence
et qu'il n'y aura plus de barbares. Quasimodo et les truands sont bien
des incarnations d'un peuple encore réduit à l'état
de masse brute, mais qui, dans les deux cas, va peu à peu s'affiner.
Trois transpositions, trois genres. Des
écarts nombreux par rapport au roman, nécessités
par des langages différents, par des interdits, ou par des choix
délibérés. Mais malgré cela, la générosité
de l'uvre transparaît dans ces trois adaptations qui, par
moments, mettent en lumière, comme le détail d'un tableau,
des facettes précieuses du livre, sciemment ou de manière
plus intuitive. Preuve que celui-ci est tellement riche que même
les adaptations les plus édulcorées, comme celle des studios
Disney, laissent transparaître quelque chose de cette richesse.
Dans bien des cas, les écarts par rapport à l'uvre
originale, montrent que le roman de Hugo est hors des normes et des conventions.
Car ces écarts se font très souvent par un retour à
des normes idéologiques ou esthétiques, un recul par rapport
à l'audace du texte. Mais malgré ces infidélités,
nous parvient tout de même par bribes la voix de Hugo, et on remarque
que sa vision de 1482, comme celle de 1830, sont susceptibles d' éclairer
1939, les années 1990 ou les années 2000. Cet aspect protéiforme
de la diffusion des textes prouve en tout cas qu'ils sont tellement forts
et actuels qu'ils peuvent, aujourd'hui encore, être adaptés
mais aussi s'adapter.

(5)
Jacques Seebacher fait remarquer que cette traduction du latin est incorrecte
et que " quasimodo "
signifie " à la manière de,
comme " (Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, Le Livre de Poche, p.
244, n. 2).
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