ACTES


L'actualisation de l'intrigue à travers trois adaptations de
Notre-Dame de Paris

Danièle Gasiglia-Laster


On sait que les nazis ont pourchassé les gitans et, dans le film, ce peuple de gitans opprimé qui ne sait où aller pourrait aussi faire penser aux juifs persécutés. Dieterle et ses scénaristes semblent également mettre en garde le gouvernement américain contre la politique des quotas, en vigueur depuis 1921, qui interdisait d'accueillir plus d'un certain nombre d'étrangers par an et par pays. Remarquons toutefois qu'à partir de 1935, il y eut un afflux de juifs allemands qui entrèrent sans difficultés, le quota pour les Allemands étant assez élevé. Le film veut sans doute encourager le gouvernement américain à continuer dans ce sens et peut-être aussi à accueillir des juifs qui pourraient venir d'autres pays que l'Allemagne.

Le Grand Juge est opposé au débonnaire Louis XI, intéressé par les nouvelles découvertes : l'invention de l'imprimerie, qui inquiète Frollo, ne lui fait pas peur ; plein de compassion pour Esmeralda, il lui promet d'aider son peuple. Enfin, il est plus amusé que choqué par les pamphlets de Gringoire. Rien à voir, donc, avec le roi atroce décrit par Hugo. Mais là encore, la modification du personnage pourrait être liée à l'actualisation de l'intrigue : Dieterle semble vouloir en faire une sorte d'incarnation de Roosevelt et convaincre par la même occasion celui-ci de ressembler vraiment au roi débonnaire du film ; en particulier en aidant les pays d'Europe attaqués ou menacés par Hitler à lui résister. Remarquons que les réformes sociales et économiques du Président des Etats-Unis l'ont opposé à la puissante Cour suprême qui a déclaré inconstitutionnelles un certain nombre de ses mesures. Le Grand Juge, qui signe une lettre avec une assemblée de notables, pour faire pression sur le roi afin qu'il lève le droit d'asile dont bénéficie Esmeralda dans la cathédrale, pourrait donc représenter aussi cette Cour suprême américaine, ennemie des réformes progressistes. Mais comme le fait remarquer justement Francis Mickus, Dieterle n'est pas seulement préoccupé par l'actualisation de son film en substituant au roi fourbe et cruel de Hugo un souverain libéral : il est, là encore, prisonnier du code Hayes qui demande que " l'Histoire, les institutions, les personnages importants et les citoyens d'autres nations " soient " traités avec équité " ; et il n'était pas possible, dans l'Amérique de 1939, de remettre en question " les symboles de l'autorité ". Le cinéaste doit donc ruser avec une censure plus intransigeante que celle qu'a pu connaître Hugo lui-même au moment où il fait paraître son roman. Il en sera autrement quand celui-ci l'adaptera pour l'opéra en 1836, les censeurs étant plus vigilants pour les représentations théâtrales.

Gringoire, mauvais poète et individu sans envergure, qui manifeste lâcheté et égoïsme dans le roman, est fortement idéalisé par les scénaristes. C'est en grande partie grâce à un de ses pamphlets qu'Esmeralda sera sauvée. " Pourquoi n'as-tu pas attendu ? Je t'avais dit que je la sauverais ", dit-il à Clopin mourant. " Je pensais que ce n'était qu'un rêve de poète " répond le truand. Autre appel, aux intellectuels américains, cette fois, à manifester comme ils le peuvent leur rejet du nazisme, à l'exemple du film.... Aux efforts de Gringoire, se sont conjugués ceux de Claude Frollo, le bon évêque, qui réussit à convaincre son frère d'avouer son forfait au roi.
Tout est bien qui finit bien comme il se doit à Hollywood et Esmeralda vivra sans doute heureuse avec… Gringoire ! Mais Dieterle opère tout de même une entorse non négligeable à ce " happy end " convenu. Le film se termine sur l'image solitaire de Quasimodo qui dit aux gargouilles : " Que ne suis-je de pierre comme vous ? "

Le dessin animé des studios Disney, qui paraît en 1996, réalisé par Gary Trousdale et Kirk Wise, choisit à son tour, sans doute par imitation du film de Dieterle, de faire de Claude Frollo un Juge puissant. Même si le code Hayes n'est plus en vigueur, les studios Disney ne veulent pas heurter la majorité du public américain, très croyante. L'archidiacre de Notre-Dame est un saint homme qui intervient toujours au bon moment. Son rôle est toutefois moins important que son équivalent de 1939 et il n'est pas le frère de Frollo. Nous ne sommes plus du tout dans le même contexte mais on sait que la question du racisme et de l'immigration se pose toujours aux Etats-Unis. Clopin, d'un théâtre de guignol, raconte à des enfants comment Quasimodo s'est retrouvé sonneur de Notre-Dame et on assiste à l'histoire, avec, en voix off, le récit de Clopin : Le juge Frollo fait arrêter un groupe de Gitans mais une mère prend la fuite avec son nouveau né dans les bras. Frollo poursuit la pauvre femme dans Paris recouvert de neige. Elle court jusqu'à la cathédrale demander asile mais " le Juge " l'empêche d'entrer et lui arrache l'enfant. Elle recule épouvantée, glisse et se fracasse la tête. En découvrant le bébé, Frollo pousse un cri d'horreur : " Il est monstrueux ! " et s'apprête à le jeter dans un puits. Fort heureusement arrive l'archidiacre de Notre-Dame qui l'empêche de tuer l'enfant et lui ordonne de l'élever. Je reviendrai sur ce début qui constitue un écart majeur par rapport au roman mais qui permet de brosser rapidement le portrait d'un Frollo abject, impitoyable. Très vite Quasimodo symbolise l'exclu, à la fois figure de handicapé -comme c'était le cas, déjà, dans le film de 1939-, d'enfant au physique ingrat, mal aimé et maltraité. D'autre part, Claude Frollo n'a cessé de lui dire qu'il était monstrueux et qu'il ne serait pas accepté par les autres : il l'écarte donc de toute vie sociale. Le bossu a pour seules amies les gargouilles de la cathédrale qui ne s'animent que pour lui et l'incitent à aller à la fête des fous. Plus qu'au livre de Hugo, le dessin animé se réfère à l'adaptation de Cendrillon par Disney : la pauvre jeune fille, traitée par ses sœurs de souillon, était encouragée par les sympathiques rats et souris du grenier à aller au bal.

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