ACTES


L'actualisation de l'intrigue à travers trois adaptations de
Notre-Dame de Paris

Danièle Gasiglia-Laster


Notre-Dame de Paris et les Misérables ont été transposés dans des versions cinématographiques et musicales un peu partout dans le monde et cela à diverses époques. Faut-il s'en réjouir ? Cette diffusion de l'œuvre atteint un large public mais se fait sous forme de produits dérivés. Considérées avec bienveillance par certains, ces adaptations, sont vues par d'autres comme un sacrilège, un massacre des œuvres originales. Mais ne peut-on aussi y discerner une vie intense de ces œuvres, des personnages, qui sortent des livres, s'insinuent un peu partout, se font aimer d'un public qui n'aurait jamais eu accès à Hugo autrement ? D'autre part on sait que lorsqu'une adaptation a du succès, la vente du titre transposé monte en flèche. Le retour à l'œuvre originale valait bien le détour… voire le détournement. Enfin, Hugo permet aux adaptateurs de mener des combats qu'il eût été difficile de faire accepter de manière plus directe.

Je m'efforcerai de suivre un peu l'itinéraire de ceux qui découvrent un roman comme Notre-Dame de Paris à travers une transposition : en partant de trois adaptations, puis en revenant à l'original, mais par le biais de ces adaptations. J'analyserai le film américain de Dieterle, de 1939, intitulé The Hunchback of Notre-Dame (Quasimodo en français), le dessin animé des studios Disney, de 1996, qui reprend le même titre (traduit cette fois en français plus littéralement par Le Bossu de Notre-Dame), et enfin le spectacle musical écrit par Luc Plamondon sur une musique de Richard Cocciante, créé à Paris au Palais des Congrès en 1998, qui conserve le titre du roman. Francis Mickus, dans un excellent mémoire sur le film de Dieterle (1), affirme que " les événements de 1482 rapportés dans Notre-Dame de Paris éclairent 1830 et en sont éclairés "
et que, " pour Dieterle, ils ne peuvent être vus qu'à travers 1939 ". Le film et les choix qu'y opère le cinéaste s'éclairent en effet par le contexte de l'époque. Il en est de même pour les deux autres adaptations. Je montrerai de quelle manière le texte de Hugo est utilisé, voire détourné, pour permettre ce rapport avec l'actualité, et je tenterai de répondre à des questions qui me paraissent essentielles : ces actualisations, aussi sympathiques soient-elles, sont-elles justifiées par le texte de Hugo? Permettent-elles une réflexion sur certains points de l'œuvre qu'elles mettraient en lumière ?

Le tournage de Quasimodo, qui commence en juillet 1939, donne l'occasion au cinéaste d'origine allemande, William Dieterle, qui a émigré aux Etats-Unis dans les années 1920, de manifester son rejet du mal qui ronge l'Europe. Les allusions à l'actualité vont se faire par des prises de distance majeures avec l'intrigue initiale. Alors que beaucoup d'adaptations ignorent le jeune frère de Claude Frollo, Jehan, les scénaristes, Bruno Frank et Sonya Levien, vont faire état de cette fraternité mais en se désintéressant totalement du personnage de Jehan Frollo tel qu'il existe dans le roman et en dédoublant Claude Frollo. Il y a bien un Claude Frollo, " archevêque de Notre-Dame " dans le film, mais il n'a rien de la figure hugolienne : c'est un ecclésiastique honorable, qui protège les exclus et les démunis. Il a bien pour frère un Jehan Frollo mais qui, lui, hérite d'une grande partie du caractère du Claude Frollo romanesque, avec une différence essentielle: il n'est pas prêtre mais Grand Juge (2). Il est vrai que Dieterle et ses scénaristes sont obligés de se soumettre au code Hayes, alors en vigueur aux Etats-Unis, qui interdisait de représenter à l'écran le ministre d'un culte se comportant mal ou prêtant à rire. Dieterle se trouve donc confronté à la censure et la contourne comme il peut : Frollo, toujours vêtu de noir, semble chez lui dans la cathédrale et Esmeralda lui dit : " Vous n'êtes pas prêtre mais vous en avez l'air ". Comprenne qui voudra… Mais pour contrebalancer ces sous-entendus, tous les représentants explicites de l'église sont de saintes créatures pleines de mansuétude et de bonté. Ceci compensera cela… Frollo, Grand Juge au visage froid, qui semble ne jamais manifester aucune émotion -même quand il avoue à Esmeralda son désir pour elle-, paraît bien une incarnation du nazisme. Il est glacial de l'extérieur comme de l'intérieur. Mais ses colères froides ne sont pas uniquement verbales. Quand le poète Pierre Gringoire veut faire imprimer un tract qui évoque des disparitions, des arrestations et des exécutions arbitraires, les hommes de Frollo pénètrent chez l'imprimeur à qui Gringoire a donné son texte et détruisent avec violence les machines qui servent à l'impression ainsi que toute l'Imprimerie. Frollo se débarrasse donc des écrits qui le gênent d'une manière radicale, un peu comme Hitler à bâillonné la presse et fait brûler certains ouvrages. Une séquence le montre au Palais de Justice, présidant une séance de la Cour suprême, parlement de l'ancien régime. A un orateur qui se plaint des hérétiques, des libre-penseurs et des agitateurs et qui réclame " plus de prisons " il réplique : " Non ! Il nous faut plus d'exécutions. Nous sommes trop indulgents ". Et, bien sûr, le Grand Juge déteste les étrangers et en particulier les gitans, suggérant à plusieurs reprises qu'il s'agit d'une race inférieure. Ces gitans, qui essaient de pénétrer à l'intérieur de Paris, sont repoussés avec violence par des soldats.

(1) Francis Mickus, De Notre-Dame de Paris à The Huncback of Notre-Dame : La Transformation
     d'un roman en film, Mémoire de Maîtrise, Université de Paris III, U.F.R. de Littérature Française,
     sous la direction d'Arnaud Laster.
(2) Francis Mickus fait remarquer que la même opposition d'un Jehan Frollo méchant et d'un bon
     Claude Frollo se trouvait dans l'adaptation américaine du film par Wallace Worsley, de 1925.

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