ACTES


Victor Hugo et l’écriture épique

Agnès Spiquel
Université de Valenciennes

Reste qu’il faut écrire l’épopée au présent, en s’enfouissant dans ce qui est la réalité primordiale du siècle, la misère ; pour cela, le relais du roman est nécessaire : Hugo reprend le gros manuscrit d’une œuvre à laquelle il avait travaillé entre 1843 et 1848, Les Misères, et en 1862 il publie Les Misérables, véritable roman épique. En effet, au-delà de la lutte des révolutionnaires sur la barricade, qui fait l’essentiel de la quatrième partie, « L’idylle rue Plumet et l’épopée rue Saint-Denis », le roman a pour ambition quasi explicite de transposer La Fin de Satan dans l’aventure intérieure de Jean Valjean ; au début du célèbre chapitre « Une tempête sous un crâne » (I, VII, 3), on lit en effet : « Faire le poëme de la conscience humaine, ne fût-ce qu’à propos d’un seul homme, ne fût-ce qu’à propos du plus infime des hommes, ce serait fondre toutes les épopées dans une épopée supérieure et définitive. » Par ailleurs, en tant que geste d’écriture, le livre s’inscrit dans ce qui devrait être l’épopée majeure du siècle : la lutte contre la misère. La courte Préface l’entend bien ainsi :

[…] tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par le nuit, ne seront pas résolus ; […] tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.

Par Les Misérables, Hugo marque avec éclat à quel point il a compris que le roman était l’épopée moderne par excellence ; Les Travailleurs de la mer (1866), L’Homme qui rit (1869) et Quatrevingt-Treize (1873) en témoigneront chacun à sa manière : la lutte de Gilliatt avec la mer, l’itinéraire de Gwynplaine dans l’Angleterre du XVIIe siècle, l’entreprise titanesque des conventionnels de 1793, même si elles s’achèvent par la mort des héros, sont autant d’épopées victorieuses sur le plan symbolique.

Pour autant Hugo n’abandonne pas l’écriture épique en vers, où la position en surplomb permet d’interroger le sens de l’Histoire. Le recueil L’Année terrible (1872) a, certes, une structure anti-épique, puisque le témoin désolé ne peut plus qu’enregistrer mois après mois les catastrophes successives d’août 1870 à juillet 1871 ; mais, en son milieu, le poème essentiel « Loi de formation du progrès » postule la nécessité métaphysique d’une victoire de l’humanité sur la fatalité, donc d’une poursuite de l’épopée victorieuse. Pourtant la Nouvelle Série de La Légende des siècles (1877) rendra compte, encore, d’une vision pessimiste de l’Histoire, celle-ci semblant bégayer dans la difficile mise en place de la Troisième République. En même temps, Hugo reprend les poèmes à tonalité épique écartés de la Première Série et qui viennent irriguer toutes les publications de la période jusqu’à ce long poème « La Révolution » qui constitue à lui seul le « Livre épique » du recueil bilan, Les Quatre Vents de l’esprit (1881). Enfin, la production épique hugolienne se clôt en 1883 par la publication d’une série complémentaire de La Légende des siècles et surtout par le geste définitif de la fusion des trois Séries en une édition ne varietur de La Légende.

Ce rapide survol fait ressortir la permanence de l’écriture épique dans la production hugolienne à partir de 1852, et suggère la grande variété de ses formes et de ses moyens, qu’il convient de regarder maintenant de plus près, avant d’en interroger les enjeux en termes de philosophie de l’Histoire.

Historiquement, le roman est l’héritier moderne de l’épopée. S’agissant de Hugo à partir de l’exil, on pourrait dire qu’il est un grand romancier parce qu’il est un grand poète épique et qu’à l’inverse, il est un grand poète épique parce qu’il est un grand romancier.

J’insisterai d’abord sur ce second point : Hugo sait extraordinairement raconter. On a, dans La Légende des siècles, de grands ensembles narratifs d’une parfaite efficacité. J’en prendrai pour exemple la section XVIII de La Légende (pour laquelle je me réfèrerai désormais à l’édition ne varietur de 1883), intitulée « L’Italie. – Ratbert », poème que Baudelaire et Gautier admiraient tout particulièrement. L’ensemble se compose de trois parties ; la première brosse le personnage de ce despote italien du XVe siècle (parfaitement fictif) entouré de ses « conseillers probes et libres » comme le précise ironiquement son titre ; les deux suivantes forment un diptyque antithétique entre « La défiance d’Onfroy » et « La confiance du marquis Fabrice » : le premier fait reculer Ratbert ; le second tombe dans son piège, occasionnant le massacre de toute sa maison. Le récit fonctionne parfaitement : personnages et décors sont bien plantés ; le tempo est savamment organisé entre pauses, ellipses et scènes, rythmés dans la dernière partie par un découpage en seize sections à la manière de chapitres de roman ; le suspense est ménagé ; le double dénouement tombe vigoureusement. Insistons sur deux aspects : les descriptions, qui ont l’art de susciter en quelques vers tout un monde, de le ressusciter, et les discours, aussi probants que les faits pour dire la vérité des personnages et de l’Histoire. La Légende des siècles est un merveilleux livre d’histoires aux personnages inoubliables, des preux chevaliers aux « pauvres gens », des sultans sanguinaires à Jean Chouan. L’art du récit n’est pas moins grand dans un poème comme « La Révolution » qui raconte la chevauchée nocturne des statues équestres de trois rois de France qui traversent Paris pour aller voir le sort de leur descendant et qui se heurtent à la tête de Louis XVI guillotiné. Chez Hugo, l’épopée se nourrit de l’expérience romanesque.

À l’inverse, à partir de l’exil, les romans sont habités par l’écriture épique : je ne pense pas seulement au courage des défenseurs de la barricade des Misérables ou au combat de Gilliatt contre les éléments dans Les Travailleurs de la mer. Il en va bien davantage du statut même des personnages qui à la fois sont romanesques au sens le plus plein du mot et accèdent à la dimension symbolique des héros épiques, pures incarnations de forces ; que l’on pense à Gavroche, en particulier au moment de sa mort, ou encore au Gwynplaine de L’Homme qui rit, mu par des tempêtes. Un même souffle anime les discours des personnages romanesques et ceux qui accompagnent la narration du poète épique : sur le mode de l’indignation ou sur celui de l’utopie, on peut aisément confronter les discours prophétiques d’Enjolras sur la barricade des Misérables ou de Gwynplaine à la Chambre des lords dans L’Homme qui rit, avec ceux du poète de « À l’homme » (XLII) ou de « Paroles dans l’épreuve » (XLIX) dans La Légende des siècles.

Par-dessus tout, dans l’écriture épique hugolienne, le réel est sans cesse troué par la vision et habité par le mythe. Toute La Légende des siècles est sous le signe de la vision puisqu’elle s’ouvre sur « La vision d’où est sorti ce livre » ; ce poème, d’abord prévu en ouverture de la Première Série puis placé en tête de la Nouvelle Série, vient juste après la Préface dans l’édition définitive. Le poète rapporte la vision qu’il a eue du mur des siècles :

C’était de la chair vive avec du granit brut,
Une immobilité faite d’inquiétude,
Un édifice ayant un bruit de multitude,
Des trous noirs étoilés par de farouches yeux, […]
Ce bloc flottait ainsi qu’un nuage qui roule;
C’était une muraille et c’était une foule; […] (v. 2-5 et 19-20)

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