ACTES


Victor Hugo et l’écriture épique

Agnès Spiquel
Université de Valenciennes

Le romantisme triomphe dans une France qui vient de vivre la double épopée révolutionnaire et impériale ; et tous les efforts de la Restauration pour présenter celle-ci comme une parenthèse de folie coupable qu’il convenait d’effacer au plus vite n’ont pu en défaire la fascination. Pour être en phase avec l’Histoire, une grande épopée française semble donc encore plus nécessaire qu’aux siècles précédents ; mais celle-ci semble désormais devoir être humanitaire et ne plus pouvoir être que fragmentaire : « humanitaire », c’est-à-dire à la dimension non plus d’un héros unique ou même d’un groupe national, mais à la dimension de l’humanité ; « fragmentaire » car le sens de tout est trop brouillé pour que l’on puisse envisager une épopée unifiée comme dans les grands modèles antiques.

Hugo ne peut pas ne pas se poser la question de l’épopée. S’il commence, en poésie, par le lyrisme, dans son sens classique (l’ode, poésie de célébration) puis dans son sens romantique (le chant de l’âme), l’épopée s’impose à lui à partir de l’exil, non comme forme préétablie, mais comme regard sur l’Histoire et sur la condition humaine, regard surplombant au nom duquel il invente de nouvelles formes d’écriture épique, en vers comme en prose. Je suivrai donc, des années 50 aux années 80, les avatars de l’écriture épique hugolienne avant d’en analyser les traits dominants et les enjeux.

À partir de l’exil, on l’a souvent montré, les œuvres poétiques de Hugo prennent forme en émergeant de grands flux d’écriture et, si elles répondent à des nécessités aussi bien éditoriales que politiques, idéologiques, philosophiques, elles s’appellent aussi les unes les autres, formant réseau entre elles et avec les œuvres romanesques. Il n’en va pas autrement avec l’écriture épique.

La production de l’exil, on le sait, commence par la polémique contre Louis-Napoléon Bonaparte ; mais, dans le recueil poétique, la polémique directe s’inscrit dans une perspective plus large : Châtiments (1853) trace de « Nox » à « Lux » un chemin qui ne concerne pas seulement la France plongée dans la nuit du coup d’État et de l’Empire mais qui ne peut pas ne pas aller vers la lumière ; ce chemin implique toute l’humanité en marche vers la liberté. Le recueil en tire une dimension épique positive, qui contraste avec cette épopée en creux qu’est, au milieu du recueil, le long poème « L’expiation », relecture négative de l’épopée napoléonienne.

Le recueil lyrique des Contemplations (1856) va, lui, de l’intime à l’universel ; dans sa seconde moitié, il ouvre, sous le signe de la douleur, une veine métaphysique que Hugo explore sur le mode de l’élan épique, comme en témoignent les titres des deux derniers livres, « En marche » et « Au bord de l’infini ». Après Les Contemplations, et en lien avec cette « histoire d’une âme », Hugo voudrait poursuivre l’exploration métaphysique : il a déjà entamé ce qui deviendra Dieu et La Fin de Satan, la première axée sur la quête de Dieu, la seconde sur le mystère du mal, sous l’angle particulier de la souffrance de Satan exilé de l’amour et de la lumière au fond de son gouffre.

Mais son éditeur, Hetzel, réclame un recueil différent et lui propose de donner au public des « Petites Épopées ». Il le sait, Hugo a déjà écrit de ces petits récits tirés d’épopées anciennes ; en 1846, à un moment où il mettait aussi en vers des extraits de la Bible ou de textes sacrés orientaux, il a adapté des extraits d’épopées médiévales qui venaient de paraître mais il ne les a pas publiés. En septembre 1857, Hugo accepte sans grand enthousiasme le projet des « Petites Épopées » ; mais on le voit, au fil des mois, se passionner pour l’entreprise qui, très vite, dépasse largement le projet initial puisqu’il s’agit de couvrir l’histoire de l’humanité depuis « Les temps primitifs » jusqu’au « Vingtième siècle ». Hugo écrit fiévreusement, dans la hantise du temps qui passe, hantise accentuée par une grave maladie en 1858. Il songe même, un moment, rassembler en un recueil unique les grands morceaux métaphysiques et ces « petites épopées » humaines, devenues la « Légende humaine ». Mais l’évidence s’impose : à elle toute seule, celle-ci est déjà démesurée, en particulier dans sa section « Dix-neuvième siècle ». « Le livre monte, surgit, me satisfait », écrit Hugo en mars 1859 ; l’image dit assez clairement que le recueil est en train de se former, dans un double mouvement de retrait de certains poèmes et de rédactions de textes nouveaux pour des places précises dans le recueil, en particulier pour son ouverture et sa fermeture. Le titre, lui aussi, est en train d’émerger, jusqu’à ce cri de victoire à Hetzel le 3 avril 1859 :

L’idée a porté tous ses fruits dans mon cerveau. J’ai dépassé lesPetites Épopées. C’était l’œuf. La chose est maintenant plus grande que cela. J’écris tout simplement l’Humanité, fresque à fresque, fragment à fragment, époque à époque. Je change donc le titre du livre, la voici : La légende des siècles.

Le recueil paraît en septembre 1859. La Préface en explicite le fil conducteur : « ce fil qui s’atténue quelquefois au point de devenir invisible, mais qui ne casse jamais, le grand fil mystérieux du labyrinthe humain, le Progrès. »

Pour Hugo, ce n’est qu’un début dans l’écriture épique puisque, très explicitement, le recueil est d’ores et déjà relié à d’autres : l’indication du sous-titre, « Première Série », annonce des Séries ultérieures ; et par ailleurs la Préface précise « le lien qui, dans la conception de l’auteur, rattache la Légende des siècles à deux autres poëmes, presque terminés à cet heure et qui en sont, l’un le dénoûment, l’autre le couronnement ; la Fin de Satan, et Dieu. » Et Hugo de le présenter comme un poème unique en trois chants (rappelons que « poème » désigne alors l’épopée). Très logiquement, il se remet donc à La Fin de Satan. Mais il l’abandonne presque aussitôt et, malgré des annonces successives, les deux épopées métaphysiques ne paraîtront pas de son vivant. L’inachèvement est d’ailleurs inscrit dans leur essence même : la quête de Dieu est sans fin ; quant à la renaissance de Satan en Lucifer, si elle est d’ores et déjà acquise par la permission que Satan a donnée à sa fille, Liberté, d’aller délivrer l’humanité, elle dépend du travail de Liberté sur terre, et ce travail est loin d’être terminé : le dénouement de l’épopée existe donc, mais en suspens jusqu’à la fin de l’Histoire.

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