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ACTES |
Hugo lecteur de Byron : un contre-sens volontaire
Bruno Sibona Dans ses Orientales, Hugo a entrepris une nouvelle interprétation du mythe de Mazeppa plutôt qu’une translitération du conte de Byron qui aurait de toute façon été impossible compte-tenu de la ‘force’ de Hugo telle qu’elle est définie par Harold Bloom.(2) Le Mazeppa de Hugo allait être un contre-sens de lecture volontaire du Mazeppa de Byron. Ceci est clairement démontré par l’appropriation (et la déformation) de la double exclamation que Hugo traduit dans son épigraphe par ‘En avant ! En avant !’.(3) L’idée de distance, d’espacement, a disparu au profit de l’idée de mouvement.
Par ailleurs, au niveau rhétorique, Hugo s’approprie les contre-sens du traducteur Pichot. Dans le texte du poète anglais, il est certes fait plusieurs fois mention du vent produit par la vitesse de la course et au moins une fois apparaissent des ailes d’oiseaux. Ce lien est à la fois métaphorique et métonymique mais, au contraire du poème de Hugo dans lequel la figure du vol est développée jusqu’à former une allégorie visionnaire globale, nulle part Byron ne dit que Mazeppa et son étalon ‘volent’. Byron se montre en général parcimonieux dans son usage de la métaphore et c’est par conséquent à partir de l’amplification – ou du contre-sens – métaphorique de Pichot (‘Nous volons’) qu’Hugo peut se permettre de développer sa chaîne textuelle. Hugo accepte l’héritage (sans toutefois l’assumer ouvertement) et le développe par la métaphore filée du cheval ailé qui ‘court’ tout au long de son poème pour finir par aboutir au résultat poétique le plus évident : l’allégorie de Pégase.
De Byron à Pichot, puis de Pichot à Hugo, nous assistons donc à un renforcement de la fonction figurative dans le texte, renforcement qui va fournir le terrain sémantique et rhétorique au commentaire métapoétique qui suit dans la seconde partie du poème d’Hugo.
II L’omission de Pichot et l’appropriation de Byron: un double déni d’influence.
Du point de vue de Hugo - ‘poète fort’ - , Byron n’était pas allé ‘jusqu’à un certain point’ ou avait ‘échoué en n’allant pas assez loin’, pour reprendre des expressions bloomiennes. Le Mazeppa de Hugo est né d’un possible désenchantement à la lecture du poème de son prédécesseur. Il s’est donc mis à écrire sa propre version dans laquelle on voit qu’il récupère et ‘reconstruit’ Byron, ou plutôt l’image distordue du poète anglais, à seule fin de construire sa propre personnalité créatrice. Par rapport à son prédécesseur, Hugo agit en prédateur ; la figure de Byron et ses contes orientaux deviennent rapidement des éléments de son propre contexte d’auteur.
Dans ce même mouvement, Hugo reconnaît le fait que son texte, et par conséquent son inspiration, s’inscrit dans une chaîne textuelle pré-existante. Mais dans ce processus un maillon a disparu : Hugo a soigneusement évité toute référence explicite à la traduction de Pichot. Quelle que soit la qualité littéraire ( ou plutôt son manque de qualité si l’on en croit à la fois Byron et Hugo) de ce chaînon manquant, la signification de son omission doit être pleinement appréciée. Une re-lecture de la traduction Pichot nous prouve qu’effectivement Hugo en a retiré une majeure partie de son inspiration, notamment pour sa première partie, dans laquelle il s’agit souvent d’une véritable ré-écriture versifiée.
En réalité, l’interprétation hugolienne du texte de Pichot fonctionne non seulement par amplification hyperbolique et accroissement de la figuralité, mais aussi, dans une certaine mesure, par déplacements et condensations comme dans le travail du rêve décrit par Freud.(4) Il est donc possible de considérer cette activité et ces techniques d’appropriation, de transformations, de condensations comme très proches de ce que Bloom appelle clinamen et tessera.(5)
Estève nous montre comment Hugo a utilisé le texte de Pichot :
Tout cela Victor Hugo l’a pris à son modèle, mais il le resserre à sa guise, le réfracte à travers son imagination, l’accommode à son dessein. L’interprétation symbolique lui appartient en propre. Elle a surgi à ses yeux sous la forme antithétique, entre les lignes de la traduction Pichot […]. Il a ajouté au texte du poète anglais dans le premier cas [Mazeppa] une idée […]. En imitant, il invente.(6) (c’est moi qui souligne) On voit dans cette citation une certaine confusion entre le texte original de Byron et la traduction de Pichot. La distinction n’est pas clairement établie entre ce qui revient à l’un et à l’autre dans l’influence exercée sur Hugo. Notre tâche est maintenant d’arriver à lire entre ces lignes, ou, plus précisément, entre celles du texte original anglais, celles de sa traduction en français et celles de la ou des versions de Hugo. Estève a remarqué que Hugo a pris modèle sur le texte de Pichot mais qu’il le ‘resserre à sa guise, le réfracte à travers son imagination, l’accommode à son dessein’. Ce ‘resserrement’ et cette ‘réfraction’ sont similaires aux mécanismes de condensation et de déplacement actifs dans le travail du rêve, mais cette fois bien sûr au niveau intertextuel.(7) Le texte du prédécesseur est ainsi analogue au stock d’images et de symboles inconscients qui nourrissent les rêves du sujet.(8) L’ ‘accommodement’ peut être observé dans les nombreux développements hyperboliques qu’opère Hugo sur certains motifs particuliers.
(2)
Bloom, Anxiety Influence: 'Strong poets make that history by misreading
one another, so as to clear imaginative spaces for themselves', p. 5,
and '[...] for really strong poets can read only themselves', p. 19.
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