ACTES


Hugo lecteur de Byron : un contre-sens volontaire

Bruno Sibona
University College London

Ivan Stépanovitch Mazeppa (1644-1709), hetman des cosaques, héros national ukrainien du 17e siècle, a été à plusieurs reprises une source d’inspiration pour les artistes. En 1818, durant un séjour à Venise, dans un long poème épique inspiré par un récit de Voltaire, Byron fait le récit d’un épisode de jeunesse qui aurait pu être fatal à Mazeppa. Cette aventure fut paradoxalement la cause initiale de son élévation :

Mazeppa, alors page du roi de Pologne Jean Casimir V, menait à la cour une vie fort dissolue jusqu’au jour où, surpris en flagrant délit d’adultère par un noble polonais, il fut attaché nu et enduit de goudron sur un cheval sauvage et abandonné à la course furieuse de l’animal. Le cheval, né dans les déserts de l’Ukraine, y transporta Mazeppa exténué de fatigue et de faim qui fut recueilli par quelques paysans. La reconnaissance le fixa parmi ses libérateurs dont il partagea la vie inquiète et belliqueuse. Plus tard, ses qualités d’homme d’action doublées d’une intelligence subtile et d’une vaste culture le firent élire hetman, c’est-à-dire chef des cosaques d’Ukraine, très apprécié du jeune tsar Pierre le Grand. Par une tragique erreur de jugement, Mazeppa s’allia au roi de Suède, Charles XII, dans sa guerre contre le tsar et ce retournement d’alliance consomma sa perte. Byron nous le montre en vieux général vaincu essayant de distraire le roi épuisé en lui racontant l’histoire de sa jeunesse. Le roi s’endort, et Byron de conclure: ‘What mortal his own doom may guess?’ (‘Quel mortel peut son destin deviner?’)

A la lecture du texte de Byron traduit par Amédée Pichot en 1821, Hugo s’empare du thème et compose un poème divisé en deux parties pour ses Orientales. La première décrivant la course proprement dite dans toute son horreur et sa férocité fantasmatique, la deuxième ajoutant un commentaire dans lequel il compare Mazeppa au poète banni du commun des mortels pour ses excentricités, attaché sur le cheval fou de son inspiration. Mais pour finir, c’est ce voyage à travers les délires et souffrances du génie qui lui apporte la gloire: ‘Sa sauvage grandeur naîtra de son supplice’.

Cette courte étude porte essentiellement sur deux aspects de la relation intertextuelle Byron-Hugo. A l’aide d’une problématique proche de celle dégagée par Harold Bloom dans son livre The Anxiety of Influence, je commencerai par examiner la citation de Byron mise en exergue par Hugo en tête de son poème et qui fonctionne comme une prétendue reconnaissance de dette envers le poète anglais, alors que c’est avec le traducteur qu’Hugo entretient des relations intertextuelles beaucoup plus cruciales. Je montrerai ensuite comment les deux volets, l’un grotesque et l’autre sublime, du texte hugolien représentent deux embranchements distincts par rapport au poème de Byron, le second volet sublime étant un commentaire métapoétique à la fois du premier volet grotesque et du texte byronnien.

I Le passage d’un texte à l’autre est assuré par une erreur de traduction.

‘Away ! Away !’ crie le narrateur à la fin du 9e chant du Mazeppa de Byron afin d’exprimer la soudaineté et la furie caractérisant le début de la course folle. ‘Away ! Away !’ répète-t-il au début du 10e chant, et une fois de plus trois vers plus loin. L’écho de ces mots résonne encore en deux autres occasions au début et au milieu du 11e chant. La répétition de l’impératif liée à l’exclamation renforce la narration, emportant litéralement le lecteur ou l’auditeur au loin, capturant son attention dans une dynamique chaîne de son. En répétant cinq fois le double cri, Byron utilise une technique de récitation qui appartient typiquement au genre épique et qui nous implique dans le rythme du galop de la chevauchée qui commence.

Nous savons de sources variées que Hugo ne lisait ni ne comprenait l’anglais. Il a lu Byron dans la traduction d’Amédée Pichot. Or, dans cette traduction, le mot ‘away’, qui aurait pu être traduit simplement par ‘au loin’, n’apparaît pas ainsi. A la fin du 11e chant de la version Pichot, au début du 12e et ensuite à l’imparfait dans le 13e, nous trouvons : ‘nous volons’. Une telle métaphore tout à fait absente du texte de Byron est typique du romantisme prosaïque de Pichot qui tend à systématiquement émousser le style acéré du poète anglais.

Hugo était tout à fait conscient de ces problèmes d’affaiblissement du texte original et guère satisfait de la traduction Pichot. Il a certainement essayé de se référer au texte de Byron en dépit de sa propre incapacité à lire l’anglais puisque les mots : ‘Away ! Away !’ figurent en anglais comme épigraphe de son propre poème, après la dédicace à son ami, le peintre Louis Boulanger qui avait déjà illustré l’histoire de Mazeppa dans deux tableaux. Hugo révèle ainsi la double source de son inspiration, visuelle et textuelle, mais dénie cette valeur inspirationnelle à la version française de Pichot.(1)

(1) Ceci n'est guère surprenant lorsqu'on se rappelle ce qu'Hugo avait dit au sujet de la traduction contemporaine de Shakespeare en français qu'il préférait ne pas lire du tout de peur de lire du Letourneur à la place. Une telle remarque montre bien la méfiance d'Hugo à l'égard de toute tentative de traduction poétique.

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