ACTES


Hugo pourquoi pas? Pour une lecture athlétique

Jean Maurel
Collège International de Philosophie

Qui pourrait s’étonner de voir les commanditaires refuser un tel projet?

La sobriété et la violence provocante, condensées dans la même énigme corporelle, de ce nu qui s’avance, ne laissent-elles pas entrevoir combien l’artiste a su répondre au défi de son modèle, de son adversaire?

Dans un geste de semeur de bonne Discorde, la tête inclinée, l’athlète retient son bras comme pour composer le don avec la réserve, mais aussi bien retenir l’avancée agressive pour s’en défendre, en peser la force avant de s’y livrer.

A vrai dire cet étrange vagabond ne sort pas du Panthéon: il n’y est jamais entré.

Il vient de l’oeuvre, il est de sortie avec elle, si celle-ci, avec le moi errant de son auteur, n’ a jamais cessé d’être dehors, exposée, à l’écart, en exil, ailleurs, de son insaisissable allure, partout et jamais nulle part, et pourtant toujours au plus près de nous, prêt à nous défier, nous provoquer, nous bousculer énergiquement, nous tutoyer à distance, dans une déconcertante familiarité lointaine de l’autre rive :

Ah! insensé, qui crois que je ne suis pas toi!

La nudité de lutteur de cet homme qui nous défie, et a les traits de l’auteur, n’est-elle pas là pour abîmer celui-ci dans l’anonymat d’une troupe de l’ombre, de misérables athlétiques dont il n’est qu’une figure avancée?

Athlios, en grec, n’est-ce pas justement le misérable, le paradoxe même de l’homme qui peine, qui souffre en se battant, dont la souffrance est celle de la lutte: non la victime pathétique mais celui qui, comme Gilliatt, n’accepte pas sa misère mais la veut, transmute la faiblesse en force,celui pour lequel la difficulté de la vie est défi et occasion de lutte?

Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent. Le misérable n’est pas un miséreux mais a le râble, rabelaisien d’ Hercule, d’Heraclès, le héros des stoïciens ou des cyniques.

Une foule d’athlètes traversent l’oeuvre, jalonnent de leurs labeurs et de leurs exploits un parcours de champions de l’arène qui est aussi bien celui de la Barrière, du boulevards du Crime ou des champs de foire, encombrés de baraques où des Hercules saltimbanques et des monstres improbables exposent leurs tours de force.

C’est précisément l’allure scandaleuse, canaille, de cette ménagerie humaine que le lutteur de Rodin veut exhiber en parade de défi sur le seuil du temple de la consécration, admirable et très malicieuse interprétation visuelle, "monstre", du grotesque et du défi qu’il lance au sublime édifiant pour affirmer un tout autre sublime, moderne, plus sublime, celui, justement du défi à égalité, d’un héroïsme de l’émulation dans la juste lutte des pairs.

Il suffit de retrouver le contexte précis de la formule qui affronte lecteur athlète et livre colosse pour saisir l’enjeu de cet encanaillement des monstres du sublime.

Le livre dans lequel retentit ce cri de guerre est tout entier emporté par l’appel au bon combat: parler de Shakespeare, le secoue-lance, est l’occasion d’un accès de colère déclarée, comme principe de l’affrontement passionné, de l’insomnie de la volonté et de l’insolence de la raison au nom d’un amour qui hait.

L’engagé est un enragé explicite contre le bon goût du bon sens et du bon ordre, les cuistres, les bigots, la bourgeoisie des habitudes, la vie terre à terre, le calme plat des consciences. Contre une littérature de lettrés une littérature de peuple est revendiquée et l’urgence du sacrifice à la canaille est proclamée.

Cet éclat d’Hercule de foire qu’on jugera plébeien et grossier – cette jactance de Barnum hâbleur, dirait René Char, immédiatement puni d’un remords – est peut-être beaucoup plus méchamment subversif qu’il ne semble, s’il apparaît comme un détour stratégique pour un geste d’éducation qui concerne délibérément tous les misérables, ceux d’en haut comme ceux d’en bas, les ignorances qui jouissent et les ignorances qui subissent(238). C’est la malice de la critique "hypocrite"du comédien de rues, cet "artiste", déniaiseur du mensonge de civilisation, athlète qui dissimule sa subtilité et sa finesse sous la grossièreté, la sauvagerie de sa nudité, ce clin d’oeil, à la lettre canaille, du cynique que mobilise déjà la Préface de Cromwell, doublant la grotte du grotesque du tonneau de Diogène (voir dans une note...Aristophane a une place à part dans la poésie des anciens,comme Diogène dans leur philosophie).

La force transgressive de la nudité de l’athlète, dans sa simplification physique, va à forcer l’asymétrie verticale du haut et du bas, du jeu de disjonctions sur lequel se fondent les valeurs sociales, morales, métaphysiques, s’édifie le système hiérarchique de la société, de l’histoire et des idées. La force qui va indique le pas du progrès, cette ouverture à hauteur d’homme comme écart latéral, horizontal,transversal, vers le dehors du monde et des êtres de rencontre:Le dedans de l’homme est dehors.

L’encanaillement, la familiarité populaire n’expriment pas une commisération affective qui, faisant le choix du bas, supposerait le maintien de la hiérarchie des valeurs, en obéissant à une simple dialectique du renversement. Mais c’est la logique même de l’opposition que le grotesque du monstre sublime vient défaire.Le grotesque ne s’oppose pas au sublime mais, comme la chambre noire, il en diffracte la lumière pour révéler les couleurs, décomposition qui affirme les différences contre l’opposition trompeuse de la lumière et de la nuit, mais aussi bien, comme le recours à la gravitation qui permet de démonter l’illusion d’une Pesanteur prise dans l’opposition métaphysique à la Hauteur grâce à l’écart de la pesée qui soumet à la loi de l’équilibre et du rapport au dehors toute autosuffisance installée.

Le grotesque ouvre, par la mélancolie critique l’espace du dramatique, l’espace même de la confrontation équilibrée des hommes qui peuvent s’affirmer à égalité les uns face aux autres, dans l’univers de la rencontre.Ne faut-il pas penser que du lyrisme du moi à l’épique de la communauté, nous restions dans l’unité suffisante du même monde clos, le cercle social n’étant que la projection collective de l’égocentrisme du moi? Le dramatique est cette force d’effraction démocratique qui défait le privilège du moi à définir l’homme et sa communauté.

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