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ACTES |
Hugo pourquoi pas? Pour une lecture athlétique
Jean Maurel
...Aux livres colosses il faut des lecteurs athlètes... (WS p. 223) Prendre au mot, au vol, à l’énergie, à coeur, corps à corps, une pittoresque et apparemment dérisoire provocation de parade de foire, en accepter le défi comme mot de passe pour l’oeuvre entière, comme son chiffre magique, son nombre d’or, sa formule clef, chimique, alchimique, physique, décidément athlétique, celle qui livre le secret de sa force, fait saisir son tour, son "mouvement tonique", son ressort vital, le rythme profond de son coeur, et permet d’apprécier le juste mélange de son mystérieux cordial, c’est cet exercice risqué que je voudrais tenter de faire, de mettre en pratique, avec vous, aujourd’hui, profitant de l’occasion de ce voyage exceptionnel dans un immense nouveau monde, estimant que c’est peut-être le plus vigoureux geste de reconnaissance, le plus digne, le plus fort, pour cette invitation rare dans un pays d’avenir, de héros et de champions.
Qu’est-ce qu’un exercice, et comment la lecture pourrait-elle avoir quelque rapport avec un exercice?
Peut-on parler d’abord, d’un exercice? S’adonner à un exercice, même et surtout s’il est singulier, n’est-ce pas forcément le multiplier? La répétition est son affaire, il est répétition dans son geste d’essai, de mise au point, de perfectionnement, d’apprentissage qui suppose de reprendre plusieurs fois le mouvement, le tour, le geste, l’allure. L’exercice est de l’ordre du pédagogique, de la formation par reprise, ce façonnement de soi à l’image du dressage animal, particulièrement dans le monde de l’apprentissage des arts en général et de la culture physique, ce dur travail de l’ascèse de l’athlète, chez les grecs – avant le contre-sens idéaliste sur le mot – qui vise l’ épanouissement de la force et de l’agilité .
Comme le relève Michel Foucault, cela implique une mise à l’épreuve, un travail de critique et de réforme de soi, sur soi, pour se modeler en se modifiant, par le laboratoire du labeur,autant dans le domaine physique ou technique que dans le travail intellectuel quand on veut penser autrement. On se livre à l’exercice, à la répétitition des exercices, pour changer, se changer: la formation est transformation de soi.
Comment faire d’une lecture un exercice athlétique, sinon en la pratiquant comme une infinie répétition qui mobilise avec le plus d’énergie possible une métaphore décidément vive et nous mobilise dans cet étrange transport transmutant qui se veut vivant et vivace, vivifiant, livre l’usage habituellement abstrait et mental du livre à une épreuve comme celle de l’athlète qui se transforme et se forme, façonne et accomplit sa forme physique pour une modification, qui ne concerne pas seulement la sensibilité mais l’activité, les mouvements, la gestuelle, l’agilité, l’animation, la puissance corporelle même, l’existence au sens large, le plus ouvert, le plus concret et le plus complet?
On ne peut séparer cette athlétique de la lecture de son image, de sa formulation nutritive, reprise d’Ezéchiel et de Rabelais.
La lecture a quelque chose à voir avec la culture et l’exaltation de la vie: elle s’affirme d’emblée comme culture physique.
Mais ce n’est pas dans une perspective individualiste et solitaire si cette formule retentit comme un appel à un défi, celui qui met en face d’un adversaire considérable, un colosse, et fait du lecteur un lutteur, un athlète grec dans son sens premier, engagé dans la mêlée d’une lecture envisagée comme un combat, une mêlée contre, avec des livres capables de résister, des forces concurrentes au contact desquelles on ne peut que mettre à l’épreuve ses propres forces, forcé que l’on est de les renforcer à l’envi dans la confrontation: n’est-ce pas la chance, possible mais jamais assurée, de cette prise de risque?
Accepter une telle discipline éristique, combattante, de la lecture, cela veut dire s’engager, non pas à aborder pacifiquement la masse Hugo mais à l’affronter.
Autant dire que cette mobilisation peut difficilement s’accorder avec le hiératisme respectueux et pacifique des célébrations et autres consécrations académiques et institutionnelles.
Auguste Rodin fit l’expérience de cette discordance. Peut-être, en artiste, comprit-il ce qui se jouait en elle, et la rechercha-t-il, obscurément
Avec toute la finesse et le coeur du sculpteur, ce lutteur exercé à l’affrontement et au déplacement des masses, répondant à une commande officielle, il lâcha, laissa s’échapper, comme un misérable évadé, au portail du Panthéon, un athlète nu en marche, un étrange lutteur-semeur qui semblait bien fuir le temple des grandeurs républicaines.
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