ACTES


Victor Hugo et le modèle brésilien

Flávio Kothe
UnB

Euclides da Cunha, dans Os sertões, se réfère à la Guerre de Canudos comme à "notre Vendée", claire indication que son "modèle" seraitle roman de Victor Hugo, Quatre-vingt-treize. Apparemment, tous deux ont le même but : défendre la république contre la réaction monarchiste. Et pourtant, en est-il vraiment ainsi? Qui, dans le conflit de Canudos, représentait l'esprit républicain? La réponse officielle est : l'armée. Os sertões a été écrit afin d'accréditer cette version. C'est le mensonge institutionnalisé, comme cela se vérifie dans tout le modèle brésilien.

Les gens de Canudos mirent en pratique la séparation de l'Eglise et de l'Etat,imposée par la République et défendirent de cette façon le principe de la liberté religieuse, ce qui conduisit la plus haute autorité de l'Eglise Catholique à exiger le génocide pratiqué par l'armée ; ils créérent un système de production fondé sur le fonctionnement de coopératives agricoles, instituant ainsi une réforme agraire qui attira les anciens esclaves et les nouveaux serfs des propriétaires terriens de la région ; ce qui incita l'oligarchie à souhaiter leur anéantissement ; ils consacrèrent la priorité du social sur l'individuel, mirent en place des programmes de réhabilitation des criminels et de réinsertion des marginaux dans la société, politique qui, même placée sous la bannière de la fraternité chrétienne, correspondait au grand principe de l'égalité républicaine;
ils prirent l'habitude de choisir leurs chefs, ce qui plaidait en faveur du principe démocratique selon lequel le gouvernement est l'émanation de la volonté populaire, et non le résultat de la domination d'une aristocratie de sang comme la "république des colonels" et " l'aristocratie des barons de l'Empire".

Les gens de Canudos autorisèrent les prêtres catholiques à venir précher chez eux, et les laissèrent repartir. Lorsque Belmonte passa commande de bois de construction, la marchandise ne fut pas livrée, provocation du gouvernement dans l'intention d'ouvrir un conflit. Les Sertanejos furent attaqués par l'armée qui était équipée de canons et de mitrailleuses. On prétend que la lutte fut d'égal à égal : en fait on assista au massacre systématique et planifié des Sertanejos, contre lesquels Euclides avança l'argument raciste selon lequel ils constitueraient une race inférieure, issue de métissages malheureux, donnant naissance à des êtres fermés au progrès. Os sertões a été écrit dans l'optique de l'armée, afin de justifier le génocide de 25 000 personnes, femmes, vieillards et enfants.

Victor Hugo n'aurait jamais écrit ce que d'autres ont écrit en se prévalant de son nom. Pourtant, le fait qu'il ait servi de modéle est symptomatique du cynisme de l'ordre établi au Brésil et de l'hypocrisie de ses partisans. Le grand problème n'est pas que cette oeuvre ait été écrite par un officier attaché au cabinet de la dictature militaire : le grand problème est que cette oeuvre ait été et continue d'être normalisée, que l'on apporte ainsi une caution au génocide qu'elle cautionne, qu 'elle soit faussement interprétée comme un hymne aux habitants du Sertão, pauvres et opprimés.

III

Victor Hugo occupe une place importante dans la littérature française, tout comme il occupe une place de choix dans la formation de la littérature brésilienne. Il a joué un grand rôle en poésie, au théâtre et dans le roman, mais c'est son oeuvre romanesque qui reste la plus lue et la mieux connue. Il s'imposesurtout parsa stature d'écrivain de combat de tout premier ordre. Il a exercé une influence puissante sur la poésie brésilienne, mais a sans cesse été trahi par ses disciples, qui ont toujours donné de lui une traduction conservatrice, comme cela s'est également passé pour Shakespeare, Goethe, Heine, Flaubert, Baudelaire, Mallarmé.

Ceci pose un problème de méthode, comme si seule la fiction pouvait donner la science. Désormais, ce n'est plus à travers les identités que l'on détecte les traces des influences, selon les principes du positivisme de l'ancienne école française du comparatisme. Au contraire, "l'influence" se manifeste par non-identité, par opposition. Il devient plus important de constater, dans les oeuvres, l'absence de certaines influences, plutôt que leur présence.On s'attache à l'absence symptomatique, comme à une présence en négatif . Cette absence n'est pas seulement une fantaisie, une projection de l'analyste : le profil de l'oeuvre se situe chez l'auteur pris pour référence primaire, en l'occurencechez Hugo. Elle est aussi attestée dans d'autres littératures nationales, ouà des époques postérieures de la même littérature nationale, à travers lesquelles de tels thèmes ont été abordés, comme par exemple le choix des pauvres et des opprimés dans la littérature.

Cette influence de Hugo ne se vérifie pas chez les écrivains brésiliens du XIXème siècle qui se réclament de lui : ce n'est qu'au XXéme siècle, avec des auteurs comme Lima Barreto, Graciliano Ramos et Jorge Amado, que va prendre forme et se constituer le mouvement de transformation du choix politique enchoix littéraire. Sa démarche fondamentale est visible chez les auteurs qui ne le citentpas et n'apparaît pas chez ceux qui le citent. Même si cela est révélateur d'une volonté délibérée, dans le contexte brésilien, de retarder le processus, il n'en est pas moins encourageant de pouvoir reconnaître à travers cette attitude, l'existence de l'influence. Il faut attendre le XXIéme siécle pour qu'on se l'avoue à voix basse, puisque l'enseignement de la litérature française au Brésil servit plutôt à renforcer la distinction de caste de l'oligarchie.

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