ACTES


Médiations et valeur dans le drame hugolien

Lídia Fachin
Unesp

À partir du célèbre essai qu'il a produit en 1827 en guise de Préface à Cromwell, Victor Hugo établit les fondements du drame romantique en France; il s'agit en fait d'une théorie sur la modernité du drame. En effet, avec la Préface de Cromwell le dramaturge expose les principes de cette production toute neuve; avec cette sorte de manifeste Hugo formule,
bien avant M. Bakhtine, une théorie du grotesque dans laquelle il est déjà question de Rabelais (1).

Pour Le Clézio (2), Bakhtine montre que la fin de la période médiévale est une époque d'explosion sociale, de tentatives de destruction et d'exaspération du langage; la libération des masses populaires, son accès au langage et à l'expression, la reconnaisance des forces premières, l'affrontement entre le langage populaire et le langage savant trouvent, chez Rabelais, son registre le plus frappant; une telle oeuvre manifeste libération et crée un nouveau langage - vocabulaire, système d'images, mythes - qui est la manifestation du triomphe de la réalité. L'art populaire brise le cercle des castes et la culture officielle parce qu'il est né lui-même dans la réalité populaire. Mais la révolution de Rabelais n'est ni une lutte de classes ni une lutte de vocabulaires; elle est plutôt verbale et littéraire et consiste dans un processus de destruction et de fécondation de la littérature qui découle de la proximité avec la fête populaire et le fond de la tradition. La grande vérité rabelaisienne consiste dans une dialectique de la destruction et du triomphe, ne pouvant être révélée ni par l'intelligence ni par la culture officielle, car elle est la force de ce que Bakhtine nomme l'esthétique du grotesque ou révolution carnavalesque; d'ailleurs, les grands thèmes du grotesque s'expriment par quelques éléments très précis et caractéristiques: démystification du pouvoir politique et religieux, profanation de l'arbitraire mystique et des sacrements, et réhabilitation instinctive des forces 'basses' de la vie: sexualité, nutrition et défécation; c'est ainsi que l'inspiration populaire et anarchique est triomphante.

Afin de rendre plus clairs les parallèles - qui ne sont pas négligeables - entre l'oeuvre de Bakhtine et les idées de Hugo, il faudra préciser que le carnaval n'est pas un phénomène littéraire; c'est la transposition du carnaval dans la littérature que Bakhtine appellera carnavalisation (3). Le carnaval est un spectacle sans rampe, sans séparation entre acteurs et spectateurs qui communient dans l'acte carnavalesque; on ne regarde pas le carnaval, on
le vit (p. 169). Il s'agit d'un monde à l'envers où les lois, les interdictions et les restrictions sont suspendues et où intervient un renversement de l'ordre hiérarchique et de toutes les formes de vénération, piété et étiquette. Le carnaval abolit toutes les distances entre les hommes en les remplaçant par une attitude carnavalesque spéciale: un contact libre et familier, un mode nouveau de relations humaines, opposé aux rapports socio-hiérarchiques tout-puissants de la vie courante (p. 170). En outre, le carnaval instaure l'excentricité, une catégorie spéciale de la perception du monde carnavalesque, intimement liée à celle du contact libre et familier (p. 170). Sur la familiarité se greffe la catégorie des mésalliances, ce dont Hugo se sert lorqu'il propose la problématique des rapports entre noblesse et peuple; si des mariages ne s'accomplissent pas, des rapports proches s'effectuent: Hernani et Doña Sol, Ruy Blas et la Reine, etc. En effet, le carnaval rapproche le sacré et le profane, le haut et le bas, le sublime et l'insignifiant, la sagesse et la sottise. Le carnaval commet des profanations, des sacrilèges, des avilissements; c'est ainsi que les parodies de textes sont présentes dans le drame hugolien. En somme, les catégories carnavalesques ne sont pas des pensées abstraites sur l'égalité et la liberté, l'identité de contraires, etc.:

Ce sont des pensées rituelles et spectaculaires, concrètement perceptibles et jouées sous la forme de la vie elle-même, des 'pensées' qui se sont constituées et ont vécu au cours des siècles dans les larges masses de l'humanité européenne. C'est ce qui leur a permis d'exercer un tel ascendant formel sur la constitution des genres (4).

Ce qui explique également la naissance du drame romantique tel quel; en ce sens, on peut comprendre que, le long des siècles, les catégories carnavalesques se sont transposées dans la littérature, surtout dans son courant dialogique (5); de là l'évidence du dialogue à double sens de Hugo avec la tragédie classique, et de Hugo avec les idées que Bakhtine
va recueillir, le siècle suivant, à partir de la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance.

1. HUGO, Victor, Cromwell. Paris, Garnier-Flammarion, 1968, p. 75.
2. LE CLÉZIO, J.-M.-G., "La révolution carnavalesque", La Quinzaine littéraire, nº 111, février 1971, p. 3.
3. BAKHTINE, Mikhail, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970 (traduit du russe par Isabelle
    Kolitchef), p.169.
4. BAKHTINE, 1970, p. 171.
5. BAKHTINE, 1970, p. 171.

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