ACTES


Le romantisme frénétique de Han d´Islande

Ana Luiza Silva Camarani
Unesp

Si l'on admet l'évolution de la littérature, pourquoi donc le roman de Hugo est si sévèrement critiqué? Il semble qu'avec Han d'Islande une scission plus nette s'opère entre le romantisme sain et le romantisme malade, entre celui de Goethe et celui de Byron, entre le romantisme et le frénétique. L´opinion la plus générale parmi les critiques est à mi-chemin de l'excès frénétique et du passéisme endurci. Mais cet avis commun chez les critiques, peut-être n'est-il pas tout à fait l'avis dominant dans la masse du public ; il faut reconnaître que le frénétique avait beaucoup de lecteurs. Quand Nodier oscille de l'approbation à la reprobation, c'est bien parce qu'il sent la force du courant qui porte le public au romantisme extrême. Et c'est exactement la voie du frénétique - l'une des tendances du fantastique - que Victor Hugo suit dans son premier roman.

Le genre fantastique a constitué en France l'une des orientations du romantisme d'évasion et il présentait des caractéristiques communs à ce type de romantisme : la valorisation de la sensibilité, la subjectivité, l'excès, l'inquiétude, l'imagination, le génie original et l'exaltation dionysiaque, la prépondérance de l'élément nocturne, l'existence de quelque chose de sauvage et de pathologique, l'inclination profonde vers le morbide . Le fantastique trouve donc à cette époque un climat favorable pour qu'il puisse se développer et se constituer en tant que genre.

Ce nouveau genre, de même que le romantisme français, se constitue avec l'aide des influences étrangères. Au début du XIXème siècle, la littérature française découvre le roman noir ou roman gothique, une tendance du préromantisme anglais : les lecteurs français se familiarisent avec les noms de Horace Walpole, Ann Radcliffe, Matthew Gregory Lewis et Robert Maturin. Leurs oeuvres présentent un foisonnement de péripéties délirantes et incompatibles avec la realité ; les scènes macabres et la terreur deviennent le but réel de la création romanesque, sans soucis de vraisemblance. Toutes les formes sont bonnes pour susciter l'épouvante : fantômes, squelettes, couvents hantés, cimetières au clair de lune. C'est ainsi que le roman noir anglais, nommé aussi roman gothique ou frénétique, cultive l'excès et l'extravagance.

En France, c´'est Nodier qui a introduit, diffusé et nommé le genre frénétique. Cette dénomination, venue de l'expression " satic school " par rapport à la poésie de Byron, comprend une production assez hétéroclite, et embrasse surtout, en plus de l'oeuvre du poète anglais traduite en France, le courant de littérature noire (romans de Laclos et de Sade, romans noirs et mélodrames de Pixérécourt) qui s'est développé au moment de la Révolution et qui a continué sous l'Empire. La traduction de Bertram et de Melmoth, de Maturin et celle du Petit Pierre, de l'écrivain allemand Spiess, apportent au genre une nouvelle vigueur.

Or, dans les épigraphes qui ouvrent les chapitres de Han d'Islande, le mélodrame Bertram (4), de l'écrivain irlandais Maturin est cité dans six épigraphes, et le nom de Nodier (5), responsable de la traduction française de l'ouvrage, apparaît dans une épigraphe, ce qui semble déjà designer les voies suivies par Hugo dans ce roman.

Parmi les thèmes du frénétique, celui du sang occupe une place particulièrement importante ; cette hantise reproduit assez souvent l'image de l'échafaud et renvoie aux exécutions révolutionnaires, mais elle signale encore un autre thème (ou motif) - celui du vampire, l'être qui suce en secret le sang de ses semblables. En 1820, Nodier publie Lord Ruthven ou les Vampires; en 1821, Smarra ou les démons de la nuit reprend la figure du vampire à travers le personnage Smarra, nom donné au démon du cauchemar. De cette façon, le frénétique rachète les éléments d'horreur - le frénésie de sang - caractéristiques du roman gothique dont le point culminant coïncide avec l'oeuvre de Maturin.

Qui est-il donc Han d'Islande, le personnage qui renvoie au titre du premier - et polémique - roman de Hugo ? C'est un anthropophage qui boit, dans un crâne, " le sang des hommes et l'eau des mers ". Il vit seul, dans une grotte de Walderhog en Norvège, à la fin du XVIIème siècle, ayant comme compagnon un immense ours blanc. Ses crimes sont innombrables: c'est la terreur du pays et, pourtant, il n'est qu'un homme très petit. En effet, Han d'Islande est le premier monstre crée par Victor Hugo:

Le thème du monstre et de la prison, associés dans l'imagination de Victor Hugo depuis Han d'Islande et Le Dernier Jour d'un condamné, continueront à y vivre pendant toute son existence et à y agir comme des cellules-mères, produisant et ordonnant autour d'elles des générations d'images apparentées. Il n'est que de penser à Notre-Dame de Paris, aux Misérables, à La Fin de Satan, à L'Homme qui rit pour se convaincre du rôle que ces thèmes d'origine frénetique sont appelés à jouer chez lui (6).

4. Chapitres II, X, XV, XXIII, XXXIII et XLVII.
5. Chapitre XLIV, de l'édition de 1833.
6. MILNER, Max. Le Romantisme, v. 1. Paris: Arthaud, 1973. (Littérature Française). p. 124-125.

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