ACTES


Bug-Jargal, la révolution du monstre

Junia Barreto
UFMG/Université Paris III

Sur les Noirs dans la littérature et l’abolition de l’esclavage

Selon Carminella Biondi (2), le premier héros noir de la littérature de l’âge moderne (et très certainement occidentale) est Oroonoko, du roman homonyme de l’anglaise Aphra Behn Johnson, publié en 1688. Presque tous ceux qui viendront après lui, pendant plus d’un siècle, vont incarner le rôle mythifié du héros révolté ou celui du bon nègre, de stéréotypes qui risquent fort de cristalliser des images réductrices et mineures de la race noire. Le nègre est souvent présenté comme un personnage déraciné qui, pour devenir protagoniste d’histoires destinées aux européens, doit être doté de qualités des héros à la mode et chez qui le prototype africain est éclipsé en dépit de belles métaphores, le rapprochant presque d’un modèle grec. Pour que le nègre devienne le héros de l’histoire, il doit subir un véritable processus de blanchissage et se mouler dans le modèle blanc, tantôt du côté physique, tantôt du côté de la personnalité du héros.

Le début du XIXe siècle est marqué par la prise de conscience déclenchée par la révolte d’Haïti, qui a offert des héros authentiques de qui s’inspirer. Les écrivains mènent alors des tentatives pour s’écarter des voies consolidées, pas toujours réussies. Avec Bug-Jargal, Hugo propose un héros encore basé sur les modèles du bon nègre révolté, dont il fera une conjonction, mais il s’en démarque, puisqu’il construit une histoire vraie autour de son personnage qui, de façon très originale, ne se présente uniquement comme porte-parole de messages idéologiques ou de causes à plaider. Ce héros romantique à la peau de jais, inspiré de l’historique « Napoléon Noir », est un homme déchiré face à l’impossibilité de concilier l’amour et l’amitié, le rachat de ceux de sa race et le désir d’assister son « frère » blanc. La seule façon de sortir de l’impasse sans renoncer à ses idéaux et à ses sentiments, c’est mourir.

J’aimerais souligner qu’au moment où Hugo écrit son récit, que ce soit la première version, ou la deuxième, la France vit encore sous l’esclavage, dont l’abolition, votée par la convention en 1794, fut rétablie par Napoléon en 1802. L’abolition définitive de l’esclavage n’arrivera qu’en 1848. Hugo fait de son texte un véritable outil de critique des institutions, des préjugés et de l’appareil de la terreur. Une curiosité : les mauvaises habitudes qui révèlent l’attachement au faste du personnage de l’oncle de d’Auverney ont étés contractées au Brésil de la colonisation portugaise, où il a résidé assez longtemps. Une cinquantaine d’années après la publication de la deuxième version, Hugo publie un article applaudissant la loi du ventre libre, créée au Brésil indépendant, qui libérait tous les nouveau-nés issus de parents noirs. Un an avant sa mort, la lutte contre l’abolition de l’esclavage n’est pas encore gagnée, mais il se réjouit de l’affranchissement des derniers esclaves des États de l’Amazonas et du Ceará.

Sur la figure du monstre et la monstruosité dans le texte

Si nous essayons de dégager une conception de la figure du monstre et de la monstruosité chez Hugo, à partir d’une étude de personnages et d’entités ainsi nommés dans ses œuvres romanesques et théâtrales, il ne faut pas négliger le panorama monstrueux présenté dans Bug-Jargal qui, même si la version ici abordée est chronologiquement son deuxième roman, conserve certainement les ébauches d’une possible théorie de la monstration. Dix-neuf occurrences du mot monstre et de ses dérivés ont étés répertoriés au long du texte et quatre personnages distincts ont reçu l’appellation monstrueuse. Des types sublimes, grotesques ou ordinaires, mais toujours installés dans un espace indéfini, défiant normes et règles sociales, morales, politiques et esthétiques, un véritable entre-lieu de frontières. Monstres de chair et de forme, monstres d’esprit et de fond, monstres sortis d’un moule social et, pourquoi pas, monstres héroïques et improbables. Monstres qui se battent pour survivre, qui n’esquivent pas le défit qu’on leur a imposé. La galerie des types proposés par un Hugo disons enragé vient enrichir le groupe des êtres fabuleux ou tératologiques, reconnus comme de monstres par excellence. La faiblesse du seuil de l’humanité de l’homme va peut-être briser ses propres certitudes et la dualité que l’on imagine entre l’homme et le monstre deviendra unicité. L’un et l’autre vont exister dans le même, comme des forces, des puissances en mouvement et transformation dans la nature. Être monstre et devenir monstre. Monstre à partir de la monstration, de celui qui montre le monstre. À partir du regard de celui qui veut s’assurer une place au rang de la normalité ; qui veut placer toute différence et instabilité à l’extérieur de soi. Monstres créés à partir d’une société qui ne souhaite ni les contraires ni les différences quelconques. À partir de concepts et de jugements de valeurs construits par l’un et jamais pour l’autre.

Les monstres ont pour noms Habibrah, Jean Biassou, le Sang-Mêlé et Bug-Jargal lui-même. Nommés monstre à cause de la difformité physique et morale du misérable nain humilié ; à cause de la terreur déclenchée par l’esclave enragé et autrefois outragé ; à cause de la lâcheté et du mépris du métis pour son existence flottante dans les limbes, donc limitrophe ; et, pourquoi pas, à cause de la force de l’amour et la fidélité d’un noir pour la fiancée de l’ami blanc. Nommés monstres sont encore les oppresseurs blancs bourgeois, l’atroce chef noir ultrarévolutionnaire ou le métaphorique crocodile monstrueux, qui terrifie le trio romantique. Des monstres qui fonctionnent comme portraits d’un moment historique précis et qui reflètent la cruauté de l’engrenage qui entraîne l’être humain : une société génératrice de monstres, constitué d’êtres qui n’acceptent pas leur altérité. Si on les situe dans l’œuvre romanesque hugolienne, on constate qu’ils sont des monstres qui se présentent comme l’évolution de personnages prédécesseurs (Habibrah/Han d’Islande), et qui seraient également des précurseurs (Habibrah/Gwynplaine).

Des personnages nommés monstres à l’intérieur de l’ambiguïté voilée de l’écriture, d’un jeune homme qui, encore très petit, était lui aussi reconnu par sa mère comme ressemblant « si peu à un être humain », « la bébête ». Voilà Hugo, lui aussi monstre exclu, futur créateur de monstres.

2. BIONDI, Carminella. Le personnage noir dans la littérature française : essai de synthèse minimale d'une aventure humaine et littéraire. Mémoire Spiritaine, Chevilly-Larue, n° 9, p. 89-101, 1° sem., 1999.

< Page précédente | Page suivante >