ACTES


Bug-Jargal, la révolution du monstre

Junia Barreto
UFMG/Université Paris III

L’Œuvre romanesque de Victor Hugo se prête à de nombreuses lectures. Celle que j’ai choisi jette les feux sur l’imaginaire hugolien, plus spécifiquement sur la figure du monstre et la monstruosité, objet de mes préoccupations et de mes recherches actuelles. C’est donc une lecture qui veut aborder l’affrontement et la méchanceté, ce qui demeure toujours un risque.

Aujourd’hui, au moment où nous fêtons le bicentenaire de la naissance de l’auteur, préoccupés de mettre en évidence toute sa modernité et son rôle comme véritable médiateur culturel, je me suis intéressée à montrer comment ce génie sans frontières annonçait depuis son premier texte romanesque, né du hasard et d’un pari d’adolescents, ses rôles de politicien et d’historien, mêlés à la narration de l’écrivain. Croisant ces deux perspectives, je vous présenterai ici les esquisses romanesques d’un Hugo qui s’est révélé créateur des types les plus divers, nommés monstres, à l’intérieur de ses textes. Bug-Jargal n’y échappe pas. Inspiré du chef de la révolte des Noirs en Haïti, Toussaint Louverture, il est considéré comme le premier héros noir de la littérature française moderne à contrarier le personnage stéréotypé du bon nègre ou du héros révolté. A travers l’histoire du révolutionnaire Bug-Jargal, porte-parole de son mépris pour l’esclavage, Hugo nous offre, au début du XIXe siècle, un texte marqué par la problématique des frontières et la contamination de contraires.

Sur la vraie histoire et l’histoire du roman

Il a existé un homme politique haïtien, François Dominique Toussaint, dit Toussaint-Louverture, surnom qu’il devait aux brèches ouvertes dans les rangs des ennemis. Esclave noir, il devient, en 1793, l’un des chefs de la révolte des Noirs en Haïti, qui profitaient du contexte révolutionnaire favorable dans la métropole. Toussaint-Louverture prendra la tête des esclaves pour la conquête de la colonie, mais il mourra en 1803, emprisonné en France sur l’ordre de Bonaparte, sans assister à l’indépendance du territoire, en 1804. Il est devenu un héros et il n’a jamais cessé de susciter l’intérêt d’écrivains, intellectuels et historiens africains, européens et afro-américains.

En 1818, Hugo a 16 ans. Dans un des banquets mensuels des littérateurs amis de son frère Abel, au restaurant Édon, est né un projet d’un ouvrage collectif, intitulé Contes sous la tente, où des officiers, à la veille d’une bataille, auraient tour à tour la parole. Hugo non seulement y confirme sa participation, mais il promet sa nouvelle pour quinze jours plus tard. La première version de Bug-Jargal est effectivement connue des autres à la date promise et paraîtra dans le Conservateur Littéraire en 1820. Nous nous interrogeons sur les sources d’inspiration du jeune Hugo pour un tel récit. Jean-Marc Hovasse (1) nous propose de regarder du côté de la famille. Il pense que le livre de Léopold Hugo, publié sous le pseudonyme de Genty, a peut-être orienté son fils vers son sujet : Mémoire sur les moyens de suppléer à la traite des nègres par des individus libres, et d’une manière qui garantisse pour l’avenir la sûreté des colons et la dépendance des colonies. Il y a encore les récits hypothétiques de sa mère sur une vingtaine de voyages accomplis par son père à Saint-Domingue ; et aussi les récits de l’académicien François de Neufchâteau, qui y fut magistrat ; et pourquoi pas d’autres recherches, des emprunts et l’utilisation d’une vaste documentation, surtout pour la deuxième version, celle de 1826, revue et augmentée.

Les deux versions sont publiées en moments politiques assez différents : en 1820 le Haïti vit l’insurrection contre le roi Christophe, qui finit par se donner la mort. Le peuple haïtien sombre et Hugo a eu l’habileté d’en apercevoir l’appétit d’honneur. La monarchie française restaurée en 1825 va reconnaître l’indépendance d’Haïti sanctionnant l’écroulement du réseau d’exploitation coloniale fondé sur la traite et l’esclavage. En saisissant l’actualité, Hugo reprend le texte de 1820, décidé d’un faire un roman. Bug-Jargal est un personnage romanesque, certes, mais l’analogie avec son modèle historique, Toussaint-Louverture paraît évidente. Hugo lui-même nous fournit deux notes dans la version de 1826 éclairant sur ce personnage de l’histoire, dont il a emprunté des expédients et des caractéristiques pour ces propres personnages.

1. HOVASSE, Jean-Marc. Victor Hugo (Tome 1) : Avant l'Exil (1802 - 1851). Paris : Fayard, 2001, p. 187.

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