ACTES


Modernité du théâtre de Hugo

Arnaud Laster
Paris III


Michel Leiris a bien perçu la richesse de la conception hugolienne du grotesque : " Amère constatation de l'existence telle que la société nous l'a faite, mise en question du réel tout entier, le romantisme oscille entre lyrisme et ironie : quand le poète renonce à transfigurer, c'est pour démystifier en procédant à une critique acerbe. Celui qui use de l'ironie comme d'un masque et comme d'une arme est bien placé pour savoir que sous le rire il y a souvent des larmes et que, si la vérité n'est que théâtre, sous le théâtre il y a une vérité : fils ou neveux des polichinelles inquiétants qu'on trouve déjà chez Tiepolo le fils, l'Homme qui rit et le bouffon tragique (Triboulet, que Shakespeare préfigure avec le crâne d'Yorick et dont Verdi fera Rigoletto) s'unissent à la fille de joie malheureuse (Fantine, la Dame aux camélias qui, en Italie sera la " dévoyée " ou Traviata) pour illustrer l'impossibilité où nous sommes de faire fond sur les apparences ". (2)

Le roi s'amuse a été interdit, en 1832, après une seule représentation ; la deuxième n'aura lieu que cinquante ans plus tard. En 1835, les représentations d'Angelo, tyran de Padoue, créé à la Comédie-Française, ne sont pas interrompues mais Hugo a renoncé à tout un acte (la Première Partie de la 3e Journée) qui atteignait à une espèce de paroxysme dans le grotesque et qui n'aurait sans doute pas été supporté. Il faudra, là encore, près de cinquante ans pour que le texte de l'acte soit publié (en 1882) et soixante-dix pour qu'il soit joué (en 1905). Je vous propose d'en voir, grâce à une captation télévisée de Jean-Paul Carrère, la dernière scène, la plus caractéristique, interprétée en 1984 sous la direction de Jean-Louis Barrault qui joue lui-même l'un des deux truands, nommé Orfeo, aux côtés de Dominique Virton (Gaboardo) et de Pierre Tabard (Homodei). Notez au passage à quel point les noms des personnages sont trompeurs, Orfeo, qui ne sait lire ni écrire, n'ayant rien d'un poète ni d'un musicien, et Homodei, n'étant homme de Dieu qu'autant que peut l'être un espion au service de l'Inquisition. Pour comprendre la situation, il suffit de savoir qu'Homodei, cherchant à se venger de la femme du podesta de Padoue, qui a repoussé ses avances, a introduit auprès d'elle pour la compromettre un homme qu'elle aime et que cet homme le provoque en duel au moment où Homodei allait envoyer au podesta une lettre de dénonciation.

La fragmentation de la parole d'Homodei, due à l'étouffement et à la volonté d'économiser les mots pour ne dire que ceux qui sont indispensables à l'exécution de la vengeance, l'indifférence à la mort et la cupidité des truands, leur imbécillité enfin, composent un ensemble d'une originalité et d'une force dramatique vraiment exceptionnelle. Ionesco cherchera un peu dans ce sens en tentant des farces tragiques qui font rire dans les moments qui pourraient être les plus pathétiques.

Le drame de Ruy Blas, domestique amoureux d'une reine, " ver de terre amoureux d'une étoile ", fait souvent figure d'œuvre caractéristique entre toutes du romantisme. Elle accomplit admirablement le mélange de grotesque et de sublime que préconisait Hugo. On limite souvent, bien à tort, la présence du grotesque dans la pièce aux personnages de Don César et de ses interlocuteurs du quatrième acte, le laquais qu'il enivre, la duègne quelque peu entremetteuse à laquelle il " graisse la patte ", et Don Guritan qu'il tue en duel (et qui s'est montré si ridicule que sa mort n'émeut presque jamais). Mais en fait le grotesque touche tous les personnages sans exception, même la reine, soumise à l'étiquette de la cour et surtout amoureuse d'un valet qu'elle prend pour un grand seigneur. Salluste perd pour ce qu'il prétend une amourette un crédit qu'il lui a mis vingt années à acquérir. Ruy Blas -est-il besoin de le préciser ?- est grotesque de par son état initial de laquais et l'oubli, ensuite, des conditions de son ascension. Salluste, lors de son retour, le lui fait cruellement sentir. Et pourtant qui pourrait nier le sublime de son sacrifice final, du pardon de la reine, de la reconnaissance de son identité ? Eh bien ce chef-d'œuvre du romantisme a essaimé jusque dans le théâtre des lendemains de la seconde guerre mondiale. On a déjà établi des connexions entre Jean Genet et Hugo, mais jamais, à ma connaissance, à propos de sa pièce la plus célèbre, Les Bonnes. Or, ces deux domestiques qui rêvent de tuer leur maîtresse et dont l'une va se suicider, faute de mieux, ne sont pas sans rapport avec cet autre domestique qu'est Ruy Blas, qui se révolte contre son maître, le tue et se suicide. Ce rapprochement serait superficiel, si les signes de réminiscences ou de réécritures n'étaient aussi abondants. Surtout dans le simulacre initial : " Tu cherches l'instant de me cracher à la face ", dit Claire, jouant le rôle de Madame, à Solange. Ruy Blas, appelant Salluste " Monseigneur ", lui déclare, peu avant de le tuer, que lorsqu'un individu commet des faits monstrueux, tout homme a droit " de venir lui cracher sa sentence au visage ". A Solange qui l'aide à mettre la robe de la maîtresse, Claire-Madame ordonne : " Agrafez. Tirez moins fort. N'essayez pas de me ligoter ". Salluste disait à Gudiel, dans la première scène du drame : " Tu m'agrafes toujours comme on agrafe un prêtre, / Tu serres mon pourpoint, et j'étouffe, mon cher ! ". Claire toujours, à Solange : " Tu sens approcher l'instant où tu ne seras plus la bonne. Tu vas te venger. " Ruy Blas, à la reine : " Madame, ici, chacun se venge ". Solange à Claire : " priez vite, très vite ! Vous êtes au bout du rouleau […] Bas les pattes […] Oui, je vais retourner à ma cuisine, mais avant je termine ma besogne ". Ruy Blas : " Je me blâme d'accomplir ma fonction […]. C'est dit, monsieur ! allez là-dedans prier Dieu ! […] je suis un de tes gens à toi, […] je vais te tuer, monseigneur, […] comme un chien ! ". Dernier indice, peu avant la fin, lorsque Claire reprend la " voix de Madame " : " Fermez la fenêtre et tirez les rideaux. Bien ". Peut-être est-ce même la citation la plus évidente, rappelant à la fois les premiers mots du drame de Hugo, adressés par Salluste à son domestique : " Ruy Blas, fermez la porte, -ouvrez cette fenêtre " et l'ordre inverse, au troisième acte, lorsque Salluste reprend possession de son laquais et veut manifester sa maîtrise sur lui : " L'air me semble un peu froid. / Faites-moi le plaisir de fermer cette croisée " ; et, au dernier acte, la confidence de Ruy Blas à la reine, témoignant de l'humiliation éprouvée : " Il m'a fait / Fermer une fenêtre et j'étais au martyre ".

1. Picasso et la comédie humaine ", in Verve, 1954, repris dans Brisées, 1966.

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