ACTES


Modernité du théâtre de Hugo

Arnaud Laster
Paris III


Dès la préface de Cromwell, Hugo s'inscrit résolument parmi les " Modernes ". Le mot, substantif ou adjectif, revient près d'une vingtaine de fois sous sa plume : sont tour à tour évoqués la société, la civilisation, l'ère, les temps (trois fois) modernes, la muse (deux fois), l'art (deux fois), le génie (deux fois), le sublime, l'imagination, la poésie (deux fois) modernes, les Modernes (quatre fois), la pensée des Modernes.

Le changement décisif, selon lui, résulte d'un " coup d'œil plus haut et plus large " de la " muse moderne " sur les choses : le " laid " existant à côté du " beau ", " le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l'ombre avec la lumière […], la poésie […] se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l'ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d'autres termes, le corps à l'âme, la bête à l'esprit " (69). L'introduction du " grotesque " dans la poésie est présentée comme " la différence fondamentale qui sépare […] l'art moderne de l'art antique, […] la littérature romantique de la littérature classique " (69). " C'est de la féconde union du type grotesque au type sublime que naît le génie moderne, si complexe, si varié dans ses formes " (70). " Dans la pensée des Modernes, […] le grotesque a un rôle immense. Il y est partout ; d'une part, il crée le difforme et l'horrible ; de l'autre, le comique et le bouffon " (71) ; il " fait gambader Sganarelle autour de Don Juan, Méphistophélès autour de Faust " (71) " comme moyen de contraste ", le grotesque lui paraît " la plus riche source que la nature puisse ouvrir à l'art " (72). Ridicules, infirmités, laideurs, passions, vices, crimes sont quelques-unes des manifestations de ce grotesque (73). Le drame " fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie " (75) . Hommes et événements y passent, " tour à tour bouffons et terribles, quelquefois terribles et bouffons tout ensemble " (80)

C'est donc au théâtre que l'ambition moderne de Hugo s'affirme tout particulièrement. L'une des originalités majeures de ce théâtre est la place qu'y tient le grotesque sous toutes ses formes. Il est omniprésent dans Cromwell où pas un personnage n'y échappe, sauf peut-être la fille du Protecteur, lady Francis Cromwell ; encore n'en est-elle pas tout à fait indemne, ayant horreur des régicides mais ignorant que son père l'a été. La démultiplication du grotesque se manifeste notamment par l'inflation du nombre des bouffons, qui ne sont pas moins de quatre, et par la dérision qui s'attache au camp royaliste comme au camp républicain, et qui n'épargne pas même le grand poète Milton, aveugle et quelque peu vaniteux. Les plus lucides, voire les plus sages sont encore les fous, paradoxe que renouvellera le bouffon de Louis XIII, dans Marion de Lorme, qui ajoute à cette sagacité un discours sombre et désespéré, pour le plus grand plaisir de son maître. Le grotesque règne à nouveau sur ce drame où un puritain est épris, sans le savoir, d'une femme jusqu'alors courtisane qui, pour le sauver de l'échafaud, se donne vainement au lieutenant du cardinal de Richelieu. Mais ce sacrifice inutile n'en est pas moins sublime et Hugo en rend in extremis conscient celui pour qui il a été accompli. C'est la première manifestation dramatique d'un renversement de perspective dont Hugo écrira la formule dans un poème des Contemplations : " Le sublime est en bas " (1). Marion aura bien des sœurs dans le théâtre et l'opéra de la seconde moitié du siècle, de Marguerite Gautier dans la Dame aux camélias (Violetta dans La Traviata de Verdi) à la Tosca de Sardou (puis de Puccini). Elle en aura dans le théâtre même de Hugo avec la Tisbe d'Angelo, tyran de Padoue, dont Boito fera pour Ponchielli la Gioconda.

Quelques mois avant Marion, Quasimodo avait déjà donné le spectacle de la sublimation du grotesque. L'ambiguïté finale du roman, " Mariage de Quasimodo " qui consiste en son union avec Esmeralda morte et qui se défait en quelque sorte lorsqu'on veut détacher le squelette du bossu de celui de la jeune femme et qu'il tombe en poussière, Hugo la porte à la scène avec
Le roi s'amuse, où le bouffon Triboulet, devenu féroce à force d'humiliations, mais sublimé par sa paternité, n'en tue pas moins, involontairement, sa propre fille, qui se sacrifie pour sauver la vie de son royal séducteur. Büchner a sans doute trouvé dans ces hommes d'en bas des modèles de son Woyzeck, ainsi que dans l'ouvrier Gilbert, protagoniste du second des deux drames de Hugo qu'il traduit. Le tambour-major qui séduit Marie pourrait même passer pour un avatar du capitaine Phoebus de Châteaupers dans Notre-Dame de Paris et, sinon de François Ier, du moins du favori de Marie Tudor, Fabiano Fabiani, séducteur de la fiancée de Gilbert, Jane.

1. Les Malheureux ", Livre 5e, XXVI, v. 210.

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