ACTES


Le Romantisme en Espagne en dialogue avec Victor Hugo

Karin Volobuef
Unesp

De toute façon, après cette offensive de 1814, Böhl de Faber revint à la charge en 1817, et , dès lors naquit une féroce polémique, connue sous le nom de "querelle Calderonnienne", qui se prolongea jusquŽen 1820. Contre les idées romantiques ferraillait José Joaquín de Mora, cité plus haut, Antonio Alcalá Galiano et quelques autres jeunes libéraux. Àngel del Rio soulignait dŽailleurs le curieux paradoxe de cette démarche: (3) bien qu’Alcalá Galiano évoluât dans les rangs des adversaires de Böhl de Faber, il devait devenir, vingt ans plus tard, lŽauteur du plus grand manifeste romantique dŽEspagne, en signant le prologue du "Moro expósito" (1834), du Duc de Rivas. (4)

Ces contradictions et ces virevoltes paradoxales montrent quelles difficultés entourèrent la naissance du Romantisme espagnol, dont la gestation prit près de deux décades, naissance couramment datée de 1835, année de la première de Don Alvaro o la fuerza del sino, de Don Angel de Saavedra, plus connu dans lŽhistoriographie littéraire sous le nom de Duc de Rivas (1791-1865). Cette date est aussi acceptée par des historiens de la littérature, comme Àngel del Rio, qui fixe à 1808 une série de transformations qui sŽopérèrent dans la société, dans les idées, dans la sensibilité, etc.. et qui firent le lit du Romantisme. (5)

La lenteur du Romantisme à sŽimposer est dûe à plusieurs facteurs, en particulier à la situation politique représentée par le roi Fernand VII (1814-1833) qui déploya les plus grands efforts à étouffer les velléités libérales du pays. Son règne, élevé sur les piliers de la Restauration, eut pour conséquence le départ de tout un groupe dŽexilés (dont le Duc de Rivas), qui trouva refuge en France. Pour ces jeunes libéraux, ce nŽest pas la polémique soulevée par Böhl de Faber, mais le contact direct avec la lutte menée par Hugo, qui ranima leur flamme romantique. En assistant à la première de Hernani (1830}, ils reçurent le choc définitif qui les poussa vers la nouvelle esthétique. Quand ils rentrèrent chez eux, au début de la régence de la reine-mère, Maria-Cristina (1834-1843), ils avaient adhéré au Romantisme, qui, au contact de Hugo, avait pris de nouvelles couleurs et une autre signification aux yeux des Espagnols.

Ainsi se dégageait la distinction entre le Romantisme de Böhl de Faber et celui défendu par Hugo. A ce sujet, Derek Flitter relève dŽailleurs une différence de nomenclature:(6) pour de nombreux artistes et intellectuels espagnols, lŽadjectif "romantique" sŽappliquerait à la tendance médiévalisante de A.Schlegel, tandis que les oeuvres du nouveau théâtre français dominé par Hugo, sont dites "modernes". Cette partition se retrouve au sein du mouvement lui-même, qui se divise en deux tendances:(7) le Romantisme historique, avec à sa tête José Zorilla (et affiné par Schlegel, Scott, Chateaubriand, Manzoni), et le Romantisme libéral et révolutionnaire, de José de Espronceda et Mariano José de Larra (dans la lignée de Byron, Leopardi, Hugo). Cependant, aux yeux de Carpeaux qui se réfère à A . Farinelli, " le romantisme dans le monde latin tout entier [..] est en grande partie un romantisme hugolien" et son essence serait révolutionnaire (1987, p. 1312). Cette conception – qui nous semble quelque peu radicale – fait pâlir toute autre influence (Scott et Byron, par exemple), et fait de Victor Hugo le tremplin des Romantismes en Espagne, en Italie, au Portugal, au Brésil.(8) DŽune certaine façon, cette perspective trouve un écho chez Àngel del Rio, qui trace à grands traits les caractéristiques du Romantisme espagnol, par déduction de la définition de Victor Hugo dans Cromwell.(9)

Il est curieux de noter que, lorsque nous examinons lŽoeuvre de Hugo, nous constatons quŽil a lui aussi tourné son regard vers lŽEspagne, soit quŽil eût été convaincu par August Schlegel que lŽEspagne était le pays romantique par excellence,(10) soit que lŽEspagne fût déjà depuis le XVIIIème siècle le cadre "exotique" de divers ouvrages, parmi lesquels le roman gothique The Monk (1796), de Matthew Lewis. Hugo fait appel à lŽEspagne en de nombreuses occasions, comme lŽattestent, par exemple, lŽEspagnol parlé par les Tziganes dans Notre-Dame de Paris ou encore le décor dŽHernani. Aussi ne sŽétonnera-t-on pas quŽAlvares de Azevedo se réfère à "lŽimagination espagnole de V. Hugo".(11) LŽattraction de Hugo et de lŽEspagne fut donc réciproque.

Mais il y eut encore un autre point commun: aussi bien pour les jeunes Espagnols que pour Hugo et les romantiques français, se posait le problème du positionnement socio-politique. Pour les uns comme pour les autres, lŽopposition à lŽabsolutisme, lŽémergence de la bourgeoisie, la mise à lŽhonneur des particularismes ou du passé national se heurtent à lŽalliance entre esprit révolutionnaire et conservatisme esthétique. A cela, Victor Hugo et José de Espronceda opposent lŽassociation du Romantisme et du libéralisme.(12) En dŽautres termes, nous avons dŽun côté le renouveau littéraire et de lŽautre le renouveau économique et social.

(3) RIO, Ángel del. Historia de la literatura española desde 1870 hasta nuestros dias. Barcelona: Ediciones B, 1998. v. 2, p. 150.
(4) Voir également LOPEZ, José Garcia. Historia de la literatura española. 15. ed. Barcelona: Editorial Viçens, 1966, p. 434.
(5) RIO, 1998, p. 129.
(6) FLITTER, Derek. Teoria y crítica del romanticismo español. Trad. Benigno Fernandes Salgado. Cambridge: Cambridge University Press, 1995, p. 122-130, en particulier p. 130.
(7) LOPEZ, 1966, p. 430.
(8) Sans tenir compte du grand nombre de traductions, Carpeaux affirme même que "beaucoup de byroniens ne savaientt pas l´Anglais et ne connaissaient Byron qu ´à travers les poèsies byroniennes de Lamartine, de Musset et de Hugo lui-même dans as première phase" (CARPEAUX, Otto Maria. História da literatura ocidental. 3. ed. Rio de Janeiro: Alhambra, 1987. v. 5 ("O romantismo"), p. 1313.
(9) RIO, 1998, p. 159.
(10) Voir SILVER, 1997, p. 4.
(11) AZEVEDO, Álvares de. Litterature et Civilisation au Portugal. In: CASTELLO, José Aderaldo. Antologia do Ensaio litérario paulista. São Paulo: Conselho Estadual de Cultura/Comissão de Literatura, 1960, p. 23.
(12) CARLSON, Marvin. L´Italie et la France au début du XIXème siècle. In: Teorias do teatro; Estudo Historico-crítico dos gregos à atualidade. Trad. Gilson César Cardoso de Souza. São Paulo: Fundação Editora da Unesp, 1997, p. 191-201, p. 202-203; RIO, 1998, p. 132.

< Page précédente | Page suivante >