ACTES


Victor Hugo, la littérature engagée et l'art pour l'art

Robert Ponge
UFRGS

1827, la " Préface " de Cromwell

À la fin de 1827, Hugo publie sa première pièce de théâtre, Cromwell. La préface est un ample et vigoureux texte théorique de la première importance, qui ne touche pas seulement au théâtre pour au moins deux raisons : parce que, à l'époque, le dramaturge est aussi et d'abord poète (c'est le terme que l'on utilise pour le désigner), et parce que, chaque fois qu'il le peut, Hugo se prononce sur l'art en général et non sur tel ou tel genre ; c'est le cas dans la préface de Cromwell où l'on peut souvent remplacer le mot drame par ceux d'art, de littérature ou de poésie (qui sont alors synonimes ou presque).

Penchons-nous sur ce texte en laissant de côté ce qui ne touche pas directement à la question qui nous occupe ici. Hugo y dénonce " l'arbitraire distinction des genres " (p. 18) et soutient que le poète doit ignorer les interdits jetés par les doctrines classique et néo-classique au nom de la prétendue " vraisemblance " (p. 18-19). À cette dernière, il oppose le " réel " (p. 16), la " vérité " et la " nature " (p. 24). Mais pas n'importe quelle réalité, pas n'importe quelle vérité, car, explique-t-il, il y a une

" limite infranchissable qui [...] sépare la réalité selon l'art, de la réalité selon la nature. Il y a étourderie à les confondre [...]. La vérité de l'art ne saurait jamais être [...] la réalité absolue. L'art ne peut donner la chose même. [...]. On doit donc reconnaître, sous peine de l'absurde, que le domaine de l'art et celui de la nature sont parfaitement distincts. La nature et l'art sont deux choses, sans quoi l'une ou l'autre n'existerait pas. " (p. 25, c'est Hugo qui souligne)

Cette observation est essentielle : la nature et l'art sont deux choses différentes. Qu'est-ce qui distingue l'une de l'autre ? Hugo répond que " tout ce qui existe dans le monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme " peut être utilisé comme matériau par la poésie, " mais ", précise-t-il, utilisé " sous la baguette magique de l'art " (p. 25). Et comment agit cette baguette magique ? Hugo énonce plusieurs éléments. J'en signale un seul, l'inspiration : " le poète ", écrit Hugo, " ne doit prendre conseil que de la nature, de la vérité et de l'inspiration qui est aussi une vérité et une nature " (p. 24, c'est moi qui souligne). L'inspiration est ainsi mise à tout le moins sur le même pied que l'ensemble réalité-vérité-nature, lequel peut en conséquence être modifié, transformé, métamorphosé, transmué par l'inspiration ou, si l'on préfère, par la fantaisie, l'imagination, que Hugo nomme encore génie - quatre mots pratiquement interchangeables chez notre poète.

Cette distinction entre d'une part la réalité, la vérité, la nature, et d'autre part l'art (lequel, nous venons de le voir, prend sa source dans l'inspiration, la fantaisie, l'imagination), cette distinction fondamentale implique que l'art a ses nécessités, ses propres exigences, sa spécificité, en résumé jouit d'autonomie par rapport au réel. Hugo oppose ainsi une fin de non-recevoir à ceux qui veulent soumettre l'art au réel, et d'ores et déjà à ceux qui voudront soumettre l'art à l'engagement dans le réel.

D'autres passages ne disent pas autre chose, à leur façon et implicitement - passages où il n'y a pas un mot sur l'utilité de l'art. Pourquoi Hugo est-il devenu muet sur ce sujet ? Parce que son premier souci, sa revendication capitale, est devenu la liberté de l'art et de l'artiste. Et qu'implique cette liberté, sinon l'autonomie de l'art, la prééminence de l'imagination ?

En outre, Hugo déclare que " le seul objet " du théâtre de son époque est " le plaisir, et si l'on veut, l'enseignement du spectateur " (p. 19, c'est moi qui souligne). Arrêtons-nous ici un instant : le mot plaisir est la traduction du delectare de l'Art poétique d'Horace, terme dont l'aire sémantique englobe aussi les idées d'être agréable, de charmer, ravir, séduire. Hugo fait en somme de la jouissance esthétique " le seul objet " du théâtre et, de façon plus générale, de l'art, finalité à laquelle il accepte, par une concession désinvolte et malicieusement provocatrice (" si l'on veut "), que soit joint " l'enseignement ", l'utilité (p. 19). Voilà qui ne peut laisser planer aucun doute sur la position de Hugo en 1827 !

1828, Odes et ballades

En 1828, paraît l'édition complète et défínitive des Odes et ballades, en deux volumes.
La préface se limite à présenter l'économie (entièrement réorganisée) de l'ouvrage (5) et à résumer en une formule les leçons de la préface de Cromwell : " Espérons qu'un jour le XIXe siècle, politique et littéraire, pourra être résumé d'un mot : la liberté dans l'ordre, la liberté dans l'art " (p. 53). Cette édition de 1828 venant peu après la quarantaine de pages de la très polémique préface de Cromwell, l'auteur n'avait guère besoin d'en dire plus.

(4) Voir : HUGO, "Préface de Cromwell", in : idem. Œuvres complètes : Critique, Paris : Robert Laffont, coll. "Bouquins", 1985, p. 4-44.
(5) Voir: HUGO, Préface à Odes et ballades (1828), in : idem, Œuvres complètes : Poésie I, op. cit., p. 51-53.

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